lundi 10 juin 2013

cocktail ! un texte à paraître, et dont on nesort pas indemne

Remerciement
Sommaire
x Introduction

x Pistaches et mélanges : petit historique des boissons mélangées
x Étymologies
x Au vent d'Amérique
x Ils débarquent
x Le cocktail-roi
x Élitisme, éthylisme
x Les plaisirs et les heures
x Onze heures : le « Bloody Mary»
x Midi : le « Negroni »
x Treize-quatorze heures : avant le déjeuner, un «Kir»
x Quinze heures : le pousse-café
x Seize heures : les « fizz »
x Dix-sept heures: l' «Alexandra» au bar Alexandre
x Dix-huit heures: les sours
x Dix-neuf heures au Fouquet's : le « Side-car»
x Vingt heures : le « Martini Cocktail»
x Vingt et une heures - vingt-deux heures : des cocktails qui se mangent
x Vingt-trois heures : un «Rose» au Ritz
x Minuit au Trader Vic'
x Une heure : Ùn « Manhattan» au Bidou Bar
x Deux heures et quatre « Daïquiri »
x Trois heures : un « Mint Julep»
x Quatre heures : un «Blue Lagoon» au Harry's Bar
x Cinq heures : le «Black Velvet »
x Six heures : les cocktails assassins
x Sept heures : le châtiment
x Huit heures : à l'eau !

Do it yourself

 Index général
 Index par composants
 Bibliographie
 Introduction !
Tout d'un coup, il m'est devenu indifférentde ne pas être moderne.
Roland Barthes

Hervé Chayette et Alain Weill se sont connus sur les bancs du lycée au début des années soixante. Après des études très supérieures, l’un à l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, le second à l’Ecole des Hautes études en Sciences Sociales, ils ont tous deux choisi des carrières dans le domaine des Beaux-arts, l’un comme commissaire-priseur, l’autre comme conservateur de musée, puis expert – et ils ne seront jamais perdus de vue.
Leur amour, parfois immodéré pour les boissons fermentée set leur petit côté esthète les a amenés, alors que c’était totalement démodé, à se passionné pour les cocktails, et les bars où on les fabrique.
En 1988, ils ont écrit un petit ouvrage « Les Cocktails », où, heure par heure, ils évoquaient l’histoire des boissons mélangées. Erudit sans se prendre au sérieux et bourré d’anecdotes, le livre fut rapidement épuisé. Il est resté une référence sur le sujet. D’où l’idée de le rééditer dans un autre format et avec une  iconographie inédite. Il a également paru indispensable de fournir au lecteur une liste des meilleurs bars où les amateurs peuvent aujourd’hui venir s’abreuver.
C’était dans le mitan des années 80. Nous étions jeunes et enthousiastes, les cocktails-bars, eux, étaient moribonds Et pourtant, nous nous sommes beaucoup aimés ! La recette : une moitié de curiosité, une moitié d’éthylisme ; rajouter un zeste de snobisme, qui nous faisait préférer la fréquentation de vieux alcooliques aux yéyés de notre génération. Server bien frappé –nous l’étions. Inexorablement, nos adresses ont pour la plupart disparu. Au tournant du millénaire, les choses ont commencé à changer. Au Ritz, le bar à la mode devint celui côté de la rue Cambon, où Colin Field  attira un nouveau public avec des recettes inventives et des amuses-bouches sophistiqués. De nouveaux établissements ont ouverts à un rythme toujours plus soutenu, pour une nouvelle clientèle dans de nouveaux quartiers. La vie nocturne s’est déplacée vers l’est de Paris. Les bars new-look ouvrent et ferment plus tard, avec aujourd’hui l’indispensable DJ’.
Les barmen du troisième millénaire profitent des avancées de la technologie : avoir de la glace sèche n’est plus un luxe, la famille des blenders s’est agrandie, on a inventé le micro-onde. Dans le même temps, la gamme des alcools s’est considérablement enrichie, que ce soit les vodkas, rhums et gins, les fruits exotiques et les sirops sont toujours plus variés, et faciles à se procurer.
Tout cela nous ravit, même si la Faculté nous a mis à un régime chaque année plus sévère.
C’est pourquoi nous avons passé la main à François Perrin, autorité indiscutable et grand dénicheur de nouvelles adresses  pour constituer une liste d’établissements où l’on shake avec entrain.
Ce que nous proposons est un petit livre d’histoire, et d’histoires (de bars bien sûr) tel que nous l’avons écrit il y a vingt-cinq ans.
Comme on peut l’attendre de vieux flappers fripés et un peu flippés, nous répéterons ce qui fut toujours notre principe de base : un bon cocktail – comme un bon plat – doit être synthétiques et équilibré.
Haro donc sur ceux qui multiplient, sans réflexion un maximum d’ingrédients et bravo à ceux –et ils sont nombreux- qui inventent des versions modernes revisitées, de classiques qui ne doivent pas nécessairement rester figés.
Lors d’un récent séjour à New York, nous avons fait halte, pour nous désaltérer, dans un des bars les plus branchés : celui du Gramarthy Park Hôtel. Le cocktail du jour (et de l’heure) se nommait « pénicilline » ( ?!) : Johnny Walker Black, jus de citron, sirop de gingembre et un « float » de Laphroaig 10 ans d’âge. Bref, un whisky sour amélioré et hors de prix vu les ingrédients. Même le barman du National Artistico club où nous descendons rajoute désormais un « Dash » de limoncello à son bloody Mary – on se demande bien pourquoi ! Gardons toujours en mémoire cet aphorisme de Michel Leiris : Sans règle, tout jeu devient impossible.
lecteur, c'est de l'accompagner le long d'une journée, qui commence à onze heures, ce qui est plutôt pour un noctambule, et se termine à huit, puisqu'il faut bien se coucher; et, le long de ce parcours, de lui faire partager quelques boissons appropriées à chaque moment, de lui brosser quelques décors que ces boissons suggèrent, de lui confier quelques souvenirs qui s'y rattachent et quelques historiettes qui puissent les illustrer, de lui présenter quelques personnages qui les ont préparées ou bues ... Bref une petite promenade éthylique d'un comptoir l'autre, d'un cocktail l'autre. Bien sûr, en chemin, il serait absurde de ne pas donner les formules des boissons que nous citons. Nous nous sommes efforcés de choisir les recettes les plus simples et les plus classiques, même s'il nous arrive, pour la curiosité ou l'amusement du lecteur, d'en donner de baroques et d'infaisables. Cependant, nous restons convaincus que dans ce domaine où les recettes prolifèrent depuis plus d'un siècle, un petit nombre de grands «standards» se sont peu à peu imposés. Comme le dit, de manière pour nous définitive, Andy Mac Elhone..: «One must remember that there will never again be another Dry Martini invented». (Il est bien évident qu'on n'inventera jamais un autre Dry Martini).
Aussi, pour ponctuer les dix-neuf heures de la journée d'un buveur de cocktail, avons-nous délibérément choisi dix-neuf boissons (ou, plus exactement, familles de boissons, puisque, bien souvent, un cocktail-type possède nombre de variantes, ou dérivés) parmi les plus éprouvées. Nous nous éloignons en cela de la tendance actuelle qui s’exprime dans de nombreux bars, en particulier les bars d' hôtel : des barmen virtuoses, et souvent du reste non dépourvus de talent, s'y ingénient à proposer des «créations» dans lesquelles prolifèrent des liqueurs étranges, au goût venu d'on ne sait où et d'on ne sait quoi, dont la couleur est volontiers bleue, verte ou violette, et qui s'adornent d'un décor surchargé de feuillages, fruits et autres parasols, plus digne de servir de coiffure à quelque Carmen Miranda qu'à satisfaire un buveur sérieux. Telle est, malheureusement, l'image du cocktail que l'on donne trop complaisamment à une clientèle qui confond exotisme et club de vacances, prend les filets de soles aux kiwis pour une création gastronomique, arbore fièrement sur ses vêtements et ses bagages des monogrammes qui ne sont pas le sien, croit lire BHL, etc. Cette mode du cocktail compliqué, utilisant des liqueurs souvent médiocres qui lui donnent un goût écœurant et artificiel, est, il faut le dire, encouragée par de nombreux concours qu'organisent certaines marques dans l'espoir de promouvoir leurs produits et d'entraîner les barmen professionnels à les utiliser. On voit ainsi des hommes, de talent parfois, répétons-le, s'ingénier à utiliser d'improbables crèmes et des apéritifs fort justement oubliés dans des mélanges que leur complexité (allant jusqu'à sept ou huit produits différents) ne sauve pas, bien au contraire. Cette tendance au doucereux, au tape-à-l’œil, à l'indéfinissable, finalement au n'importe quoi, épargne, Dieu merci, quelques praticiens honnêtes qui savent se maintenir dans le droit fil de la tradition, même lorsqu' il leur arrive de créer. C'est vers ceux-là que nous vous convions à nous suivre, mais non sans avoir d'abord fait un petit détour du côté de l'histoire…

Pistaches et mélanges
Petit historique des boissons mélangées
Nous ne goustons rien de pur.
Montaigne

Etymologies
Les sujets les plus futiles sont en ce bas monde susceptibles des plus farouches controverses -ainsi en est-il de l'origine du mot « cocktail ».  Une première école y voit l'évocation des couleurs de la queue du coq et donne de l'invention des boissons mélangées une version qui met en scène un fermier, sa fille et un bel officier.
Lucien Farnoux-Reynaud, dans L'Heure du cocktail, est de ceux-là : « Un cabaretier, là-bas [ ... ] vers l'Ouest, vivait il y a plus de cent ans. Il possédait une fille et un coq. La jeune fille belle comme les vertus théologales mises en pratique par une amoureuse, chaste à faire mentir le proverbe qu'il vaut mieux garder un panier de chats qu'une pucelle, douce et un peu nostalgique tel un refrain de matelot. On l’admirait à vingt lieues à la ronde. Mais le coq était encore plus étonnant, car on l'admirait sur une plus vaste superficie. Il avait gagné mille concours d'aviculture et les treize premiers Etats qui marquèrent des treize premières étoiles la bannière de la libre République savaient qu'il n'y avait qu'un coq, celui de Johnnie. La fille avait une robe pour chaque aspect du ciel et semblait toujours descendue depuis une heure sur la terre. Mais le coq portait simultanément sur son panache toutes les couleurs du ciel et de la terre et, dès qu'il chantait sa gloire au soleil, toutes les poules s'abattaient les ailes éployées. Un jour, le coq disparut.
Le cabaretier battit sa femme, son nègre et son âne, parcourut vainement la campagne et, après bien des colères et des larmes, jura qu'il donnerait sa fille à qui lui rendrait son coq. « Au crépuscule, le malheureux vit s'arrêter, devant son saloon, un officier qui lui tendait le volatile en rupture de poulailler. Au paroxysme du bonheur -la joie altère- il aligna tous ses flacons dont le contenu évoquait un des coloris de la queue (tail) de son coq (cock) et, tandis q u'il louait Dieu, sa fille, en extase devant la beauté de son mari inattendu, versait machinalement un peu de chaque liqueur dans un verre empli de glace. « De cette mixture spontanée, tout le bourg se grisa, la proclamant un miracle d'amour et d'alcool. On la baptisa de son nom symbolique en dansant des rondes autour des fiancés. L'officier empona aux armées la fille et la recette. L'histoire ne dit pas ce que l'armée fit de la fille, mais les faits témoignent du bon accueil qu'elle réserva à la recette. » Pierre Vermeire, dans L'Art du cocktail, partage cette opinion. II situe la scène en 1776, aux environs de New York (Elmsford ou Yorktown), et le cabaretier se serait nommé Flanagan...
Frank Meier, dans The Artistry of Mixing Drinks, situe également la scène à Yorktown, mais en 1779. Betsy Flanagan, farouche soutien de l'armée révolutionnaire, y servait à boire aux officiers américains et français. Elle leur promit la peau du coq d'un Anglais qu'elle haïssait -et tint parole. On but pour fêter le banquct à la queue du coq des boissons mélangées - des cocktails bien-sûr ! Jean Busson, dans Cocktails, penche aussi pour cette version.
Mais Harry Craddock, dans son Savoy Drink Book, n’est pas du tout de cet avis et et propose une version qu’il annonce comme « véritable, authentique et non sujette à contreverse ». Selon lui, les choses se seraient passées au Mexique : Vers le début du siècle dernier, il y eut pendant quelques temps une importante tension entre l’armée américaine des Etats du Sud et le roi Axolotl VIII du Mexique. Il en resulta quelques escarmouches, une ou deux batailles, mais on établit finalement une trêve, et le roi accepta de rencontrer le général américain pour discuter les termes d'un traité de paix.
« La rencontre devait avoir lieu dans le Pavillon royal, où se rendit le général américain; on lui avait installé une place sur le trône, pour ainsi dire, aux côtés du roi lui-même. Sa Majesté, cependant, lui proposa un verre, d'homme à homme ; en tant que général de l'armée américaine, il accepta. Le roi donna des ordres, et, après un moment, apparut une femme d'une beauté, aussi irrésistible qu'enchanteresse; elle serrait entre ses doigts effilés une coupe en or, incrustée de rubis, qui contenait un étrange breuvage de sa composition. Un lourd et menaçant silence s'abattit alors sur l'assemblée, car la même pensée traversa l'esprit de chacun : puisqu'il n'y avait  qu'une seule coupe, soit le roi, soit le général devrait boire le premier- l'autre se tiendrait donc pour offensé. La tension allait croissant lorsque la jeune femme semble comprendre la situation : courbant sa jolie tête, elle salua l'assemblée d'un doux sourire et but elle-même le breuvege.
Tout était sauvé et la conférence se termina de façon très satisfaisante, mais, avant de partir, le général demanda à connaître le nom de la femme qui avait fait preuve d’un si grand tact. « Il s'agit, répondit fièrement le roi, qui n’avait jamais vu la demoiselle auparavant, de ma fille Coctel ».

« Bien, répliqua le général, je veillerai à ce que son nom soit à jamais honoré par mon armée ».
« Coctel », bien sûr, devint « Cocktail », et le tour fut joué ! » Une variante de la thèse mexicaine voit l'origine du cocktail dans le mot Xocti, nom donné par un roi aztèque à une boisson qui lui aurait  été offerte par une jeune fille noble de son pays.

Laissant de côté l'épineux problème étymologique, d'autres chercheurs acharnés, comme Jean Lupoiu, sont allés repérer loin dans !'Antiquité l'origine des boissons mélangées. Il cite notamment, retrouvées dans Diodore de Sicile, Hérodote etStrabon, des breuvages égyptiens complexes tels le zithos ou le kémi. Il évoque les vins mélangés aux épices et aux aromates répandus en Babylonie et en Grèce; dans la Rome antique, il arrive même, à partir d'un poème attribué à Virgile, à situer l’origine du bar (caupona) et du shaker (mixarius) ! Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons trancher la question au plan étymologique, mais nous pouvons verser au dossier des éléments historiquement irréfutables.
Il est parfaitement établi que, durant toute l'Antiquité, on mélangea au vin épices et aromates, pratique qui s'est poursuivie au fil des siècles. On trouve ainsi au XVIème  siècle, en Bordelais et dans les Charentes, une boisson de ce type appelée coquetel ! Ne serait-ce pas la vraie origine, française de surcroît, du cocktail ? Toutes ces boissons étaient à base de vin. La première mention d'un cocktail à base d'alcool se trouve dans le magazine américain The Balance du 13 mai 1806 où l'on peut lire que « le cocktail est une liqueur stimulante, composée d’alcools d'origine indifférente, de sucre, d'eau et de bitters ; il est vulgairement appelé bittered sling. »

Au vent d'Amérique

C’est indéniablement des trappeurs d'Amérique que nous vient cette invention qui correspondait parfaitement aux besoins de leur rude existence. Ils importèrent leurs recettes dans les villes où ils venaient vendre leurs peaux ; elles s'y sophistiquèrent grace à des hommes de talent qui surent les dépouiller de leur rusticité pour les élever au rang de boissons élégantes. Le père du cocktail moderne (on lui rend trop rarement hommage) est Jerry Thomas à qui ses contemporains respectueux donnèrent le titre de professeur. Né en 1825 à New Haven, dans le Connecticut, il se retrouva à l'âge de vingt ans assistant barman. Il consacra toute sa vie aux boissons mélangées dont il lança la mode et dont il inventa quelques classiques comme le « Blue Blazer » ou le « Tom et Jerry ». Il porta la bonne parole aux quatre coins de l'Amérique et même en Europe, à Liverpool, Southampton, Londres et Paris, emportant partout avec lui son nécéssaire en argent d'une valeur de 4000 dollars. C'était en 1859 et c’estsans doute à cette occasion que le cocktail fut révélé.

Le Metropolitan Hotel de New York, où il exerça, fut le premier élégant cocktail bar du monde et son Bon Vivant's Companion, dont l'édition originale date de 1862, le premier livre de recettes. À sa suite, les bars luxueux se répandirent rapidement, tenus par des hommes qui construisirent ce qu’Alfred Slevens Crockett a pu à juste titre appeler the distinctive American School of Drinking.
Dans les plus « chics » de ces établissements, on proposait même, comme au Waldorf qui en a lancé la mode, un somptueux buffet gratuit.
En quelques années, à partir de 1860, ces barmen vont enrichir de leurs créations dans un domaine qui, au départ, ne comprenait qu'une poignée de recettes. Mais contrairement aux inventions des grands chefs auxquelles leurs noms restent bien souvent attachés, à de rares exceptions près, celles des barmen se  propagent très vite sans que leurs auteurs aierit eu le temps de se les attribuer.
Terrible destin que celui du barman!
Exhumons donc d'un oubli aussi injuste que total quelques-uns de ces grands barmen qui ont constitué notre patrimoine de boissons .mélangées : Charley Sander, du Tall Tower, aux célèbres moustaches, Charley Mc Carthy du Saint James Hotel, Theodore Stewart et Dennis Sullivan, tous deux propriétaires de leur bar-room, John Peterson de Kirk's, Jack Kelly de Prescott House, John Austin du Meagher's Saloon... Citons aussi des pionniers français émigrés comme Alexis Soyer, cuisinier français servant en Angleterre, inventeur du « Gin punch », ou Faivre, tenancier d'un French Saloon à Broadway qui a laissé son nom au « Faivre's pousse-café ».

Ils débarquent ...


 À Paris, les premiers bars américains n'ouvrirent qu'au moment de l'exposition de 1889 - il y a juste un peu moins d'un siècle. Selon Jean Biollatto, c'est en 1886 que Henry Ridgeway ouvrit le premier bar américain de Paris, l'Eurêka, rue des Mathurins. On les trouvait autour des Champs-Élysées et dans un triangle délimité par la Madeleine, la gare Saint-Lazare et l'Opéra. Ils étaient essentiellement fréquentés par le monde des courses et réservés à une clientèle masculine. Alphonse Allais, qui fut un des premiers et des plus célèbres aficionados des bars américains, raconte ainsi sa rencontre avec le Captain Cap : « La première fois que j'eus le plaisir de rencontrer Cap, c'était au bar de l'hôtel Saint-Petersbourg ; la seconde fois, à l'Irish Bar de la rue Royale ; la troisième au Silver Grill ; la quatrième au Scotch Tavern de la rue d'Astorg ; la cinquième à l'Australian Wine Store de l'avenue d'Eylau. Peut-être intervertis-je l'ordre des bars, mais, comme on dit en arithmétique, le produit n'en demeure pas moins le même. »
On ne compte pas, dans l'œuvre d'Alphonse Allais, moins de vingt-huit recettes mises au point avec le captain. Un autre enthousiaste de la première heure fut Lautrec dont nous savons encore qu'il fréquentait au Calisaya et à l'Eurêka. De ses nombreuses stations dans les bars, il nous a laissé un panneau, Chocolat dansant dans un bar, et sa belle affiche pour le Chap Book où il représente le cocher du baron de Rothschild à l'Irish American Bar, rue Royale. Généreux et militant, Lautrec aimait à partager tout ce qu'il découvrait. Il organisa ainsi une mémorable soirée dite du « bar des Alexandre » dans une maison amie. Le crâne rasé, vêtu de blanc comme ses aides, il saoula tout Paris de 2 000 cocktails qu'il confectionna lui-même toute la nuit. Le bar du Grand Hôtel avait aussi une belle clientèle littéraire animée par P.J. Toulet qui, à cause d'un gigantesque canapé, l'avait surnommé « le bain de cuir ». Maxim's était bien sûr déjà un must et son bar des plus animés. Hugo, le maître d'hôtel, se souvient dans ses Mémoires d 'un Portugais qui, avant dîner, s'asseyait à un tabouret au comptoir et se faisait servir dans une grande jatte de verre : une bouteille de porto, un demi-verre à bordeaux de cognac, un demi-verre de kirsch de la Forêt-Noire, un demi-verre de marasquin, vingt-quatre gouttes d'angostura, le zeste de tout un citron, le tout bien glacé ! À part ce genre d'excentricité de commande, Maxim’s ne proposait qu'un choix limité: « Martini », « Bronx»,« Gin-fizz », « Rose », « Porto flip ». Il en était de même dans tous ces bars où le simple fait de boire du whisky était déjà une nouveauté ! Les décors étaient simples, si l'on en croit Les Petits et Grands Verres : « Les petites pochettes de soie, formant drapeau, égayaient les étagères où s'alignait la verrerie et de fraîches branches de céleri fleurissaient de leur verdure les luisants comptoirs d'acajou» et « sur leurs boiseries peau de châtaigne on ne remarquait que ces gravures où de rouges gentlemen riders tombent dans la crotte devant la révérence des dames en capote » (L’Art du cocktail).
On les imagine cependant plus chargés à l'Australian Wine Bar, au Cintra ou à la Bodega dont Huysmans, dans À rebours, dresse un tableau fantastique. C'est dans ces premiers temples que les premiers barmen français commencèrent à rendre plus subtiles, plus nombreuses et plus variées les boissons mélangées. Jean Lupoiu cite Henri Philippe qui, après avoir quitté Maxim's en 1904, prit la direction du bar Tabarin où il continua à initier la jeunesse d'alors aux cocktails, encore très peu goûtés à cette époque, avant d'ouvrir son propre bar à Nice : le Valmy.
Évoquons également Santos du Chatham à qui certains attribuent l'invention du « Rose», ou Adolphe Torelli du Winter Palace de Nice, auteur du Guide du barman et du gourmet chic.

Le cocktail-roi

Après la guerre, les bars américains, encore confidentiels et réservés à un petit milieu, vont connaître une vogue incroyable. À la fin de la Grande Guerre, Américains et Canadiens arrivent en nombre. Accueillis comme il convient à des sauveurs, ils popularisent en France deux produits made in USA : le jazz et les cocktails qui, ensemble, constituent deux importants composants de ce que l'on a baptisé « les années folles ». Maurice Sachs dit du cocktail en 1919 : « C'est une boisson qu'on prend depuis longtemps aux États-Unis mais dont la mode commence seulement à se répandre en Europe [ ... ]. Il est rare ici de connaître quelqu'un qui sache les mélanger. (On m'a dit que Mlle Nizan, de la Comédie Française, y excelle ; c'est étonnant chez une femme !) »  (Au temps du Boeuj-sur le toit).
 De repères enfumés pour turfistes, les bars américains deviennent des lieux élégants, décorés dans un luxueux style art déco - ou selon un thème donné - dans lesquels les garçonnes viennent abreuver leur toute jeune libération avec des flappers calamistrés. Quelques rares établissements comme le Chatham, El Mano ou le Ritz, refusent encore l'accès aux femmes. Farnoux-Reynaud caractérise ainsi la femme moderne : «Balbine, vous venez ici croiser vos jambes affranchies et défier une guillotine de votre nuque rasée [...] de cela vous souriez, car vous êtes née le jour d'un record d'aviation. »
Les bars poussent donc comme des champignons et le cocktail devient mode : les concours pour amateurs ou professionnels sont le dernier cri (championnat des barmen professionnels, des artistes de Paris, de cocktails amateurs au Claridge, à Biarritz, à Deauville...). L'heure du cocktail ayant remplacé l'heure du thé, les intérieurs se meublent de petits bars d'appartement qu'on trouve à la Maison du Cocktail (85, rue La Boétie), au Louvre ou chez Primavera ...
Une nouvelle génération de barmen secoue ses timbales, ayant à l'esprit l'exhortation de Rip : « D'ici peu nous devons avoir rendu le cocktail français aussi célèbre que la cuisine française... »
Ces « as » du cocktail, Jean Lupoiu, qui sera président de l'Amicale des Barmen, en cite quelques-uns: « Parmi les « as », Andy Mac Elhone, propriétaire du New York Bar, rue Daunou, ancien barman du Ciros Club de Londres, que nous retrouvâmes au front en 1915 à la première escadrille de l'aviation navale britannique ; le front français retentissait alors du vacarme effroyable du canon et le bruit des bouchons de champagne était bien oublié ! Frank, l'excellent barman du Ritz, à Paris ; le brave Prosper, actuellement au Romano, qui était au Racing-Club  il y a quelque vingt ans ; Santos, l'inventeur du «Rose», retiré des affaires, qui occupa le bar du Chatham pendant de nombreuses années ; Emile, Romain et Maurice le remplacent excellemment maintenant ; chez Maxim's, nous trouvons encore Léon et Hubert, sympathiques tous deux ; au Bar des Champs-Élysées, Charlie qui était au Romano ; au Cheval Pie, Charlie qui, lui, avait avec son frère longtemps tenu le bar du Claridge; au Pickwick, Bonnet, l'excellent directeur du restaurant qui surveille la confection, confiée à Frank, des délicieux drinks de la maison ; à l' Ermitage, Charlie, le frère du Charlie du Cheval Pie ; chez Fouquet's, Edward et ses Myrmidons ; Pierre au Hole in the Wall, dont le cocktail maison est fameux; Dominique·sur la rive gauche, à La Closerie des Lilas ; Alphonse chez Rodolphe et Picco, rue Washington; au Cecil Bar, rue Caumartin, dont le propriétaire est l’ami Jack qui s'occupe, lui aussi, d'ordonner la confection d 'excèllents cocktails; au Ciros, Julien, le directeur, et Henry, son collègue, s'occupent aussi admirablement de la cuisine que des cocktails du bar ; Luigi, qui a joint à son bar de la rue Edouard-VII les déjeuners copieux, nécessaires après l'absorption de quelques bons Martini ; Primo, à la Madeleine, a sa clientèle d'habitués qu'il soigne de son mieux, et il y réussit ; Arthur, du Café de Paris, à Monte-Carlo; Harry, du Casino de Cannes, et de Deauville; tous, tous des «as» du shaker ! »
Tous ces barmen - et bien d’autres officient dans les nombreux bars que compte la capitale. Cocktails de Paris en recense q uatre-vingt-dix dont un bon tiers entre la Madeleine et l’Opéra ! (citons quelques-uns d'entre eux, que recoupe le Guide des plaisirs à Paris : l' Angel's Bar de la rue Caumartin, le Chatham, rue Daunou , El mano, rue Edouard-VII, le Forum, boulevard Malesherbes, Germain, rue de La Michodière, Gerry’s, rue Port-Mahon, Le Bœuf sur le toit, rue Boissy-d 'Anglas «où fréquentent plus spécialement les plus élégants jeunes maîtres de la littérature d 'avant-garde, le Champs-Élysées, au 63 de l'avenue, et L’Ermitage au 75. Et le Mac-Mahon...
Et encore, entre Opéra et Madeleine, Astra, The blue Room, le Grand Vatel, Johnny 's, le New York (futur Harry’s) , le Pickwick, Primo 's, Romano, le Trou dans le mur, Viel ... ,Le Critérion, le Diamant, Lorand, près de Saint-Augustin ; le Berry, Le Booth’s, Charley & CHarley, le Cheval Pie, Luigi's, Rodolphe et Picco ou le Select, aux Champs-Elysées; dans le quartier Etoile-Ternes, à bord du pingouin (16, rue Poncelet), le Broadway, la Cabane, le Ping-pnog, Six-cylindres ou le Jack's Bar ; enfin, à Montparnasse, le Fil à la patte, ou le Grand Ecart, le Liberty’s, le Radio, ou le Pélican Blanc

Des bars, il y en avait de toutes sortes et, entre les survivants de la Belle Époque où continuaient à fréquenter les turfistes, les bars élégants et mondains de la Madeleine et les bars artistes de Montparnasse, il n'y avait que les boissons en commun... Il y a tout un monde entre le Mac-Mahon  : « bar élégant, un rendez-vous très parisien où le monde et le demi-monde se confondent et se mêlent dans une perpétuelle fête de l'élégance : toujours une grande animation», et le Jockey, que décrit ainsi Francis Carco : « Sous son plafond très bas et tapissé d'affichesdont les lambeaux tombent comme des ailes rompues, le Jockey sait offrir au curieux un coup d'oeil saisissant. À droite, un piano, sur lequel un nègre agile frappe de ses longues baguettes en même temps que sur son tambour, déchaîne un bruit de géant. Le jazz, niché sur des tréteaux, beugle et pétarade à tout rompre. On crie, on se bouscule, on danse sur place et le pittoresque fabriqué de l'établissement a, lui aussi, un trémoussement obscène de bamboula. Comment en cet espace étroit tant degens peuvent-ils tenir ? À les voir se presser, ils n'ont nullement l'air d'y songer. Au contraire, plus ils sont nombreux, plus ils témoignent en se trémoussant d'une stupéfiante jubilation.»  Si la guerre interrompt pour la plupart des gens les ingurgitations, les occupants allemands et la fine fleur de la collaboration prennent la relève... Marché noir aidant, de nombreux établissements s'ouvrent dont certains comme le C.B. bar, boulevard Malesherbes, ou le Scarlett (en hommage à Scarlett O'Hara à la sortie d' Autant en emporte le vent) sont les témoins. On y traite des affaires souvent troubles devant de limpides cocktails alors que, rive gauche, la «jeunesse plumée» -comme Charles Trénet a joliment appelé, dans une chanson, les adolescents de la guerre- peut enfin se défouler...
Nous avons tiré de l'excellent Manuel de Saint-Germain-des-Prés, de Boris Vian, la chronologie des faits : en août 1944, Henri Leduc ouvre au 10, rue Jacob le premier bar américain du quartier. Mais sa paresse naturelle l'amène plutôt à aller boire à côté, au Bar Vert, lequel devient rapidement la coqueluche du quartier, littéraire puis mondain et délaissé des habitués qui se réfugient dans la cave du Tabou - mais rien de ce qui est souterrain ne nous concerne : nous mentionnerons donc seulement le Club Saint-Germain qui reprend le flambeau au coin de la rue Saint-Benoît pour citer la librairie-bar qu'il suscite, et le bar du Montana inauguré dans l'hôtel du même nom à la Libération. Les Germano-Pratins ouvrent de nouvelles voies, y compris dans les boissons mélangées. Ainsi Boris Vian signe avec Louis Barucq, barman du bar-librairie, le «Sperme de Flamant rose» : un tiers de crème fraîche ou lait concentré Neslé, un tiers de crème de fraise « succès » l’Héritier-Guyot, un tiers de cognac. Absolument supérieur à l’Alexandra, et tout seul, leSaint-Germain : Trois-huitième de vermouth pâle, un demi de vodka (57°), un huitième de Cointreau.
Et le « Show-Burn » : deux-tiers de vodka, un sixième de crème de cacao, un sixième de Cointreau. «Préparer dans le verre à mélange avec glace. Aucun effct sur le foie mais magnifiques résultats instantanés. Ne rend pas malade.»

Élitisme, éthylisme


Enfin, nous (Nous disons « nous, ni par majesté, ni par académisme, mais parce que les auteurs s'étant connus sur les bancs du lycée, ils passèrent les fascinantes années de découverte de l'adolescence côte à côte et le verre à la main) arrivons à l'époque de nos souvenirs, adresses et impressions, que nous pouvons donner de première main. Cela nous ramène au début des années soixante. Négligeant la surprise-parties et autres plaisirs « drugstoriens », nous fûmes pris d'une fascination pour les bars américains, pionniers que nous étions d'une nostalgie qui, dans le domaine des boissons mélangées, ne nous a jamais rattrapés ! Nous sillonnâmes donc la ville avec la soif impressionnante de la jeunesse et la ruse des explorateurs. Tout a commencé par une défloration alors que nous étions encore lycéens, au Pam-Pam, bar américain des Champs-Élysées qu'une chanson de l'époque faisait rimer avec jus de banane...
Nous bûmes bien d'autres choses et prîmes ainsi notre première cuite. Puis, sous un prétexte musical, nous devînmes les plus jeunes habitués de la Calavados. Nous calmions notre émotion d'entendre Joe Turner à force d '«Alexandras». Tout s'accéléra alors : nous connûmes les derniers jours du Michel’s, Avenue Paul Doumer, tenu par un vieil américain à l'accent rocailleux qui nous fit découvrir des whiskies merveilleux ; ceux du Roxy's, 19, avenue Mac-Mahon, sombre comme la nuit d'où seul émergeait un sublime juke-box Wurlizer. Dans ce rendez-vous de G.I., l'un d'entre nous séduisit une barmaid...
C'était l'époque d'avant les ravages de la porte Maillot. Nous nous retrouvions à la Guitare, bar plus que louche : en ces temps d'avant mai 68, on nous appelait respectueusement «les étudiants » et, comme nous le dit plus tard le patron, rencontré par hasard : «Si quelqu'un avait voulu toucher un poil de vos cheveux tout le monde sortait son flingue. » Nous vivions dangereusement sans le savoir. Nous prîmes l'habitude de privilégier les cinémas où subsistait encore un bar dans le foyer, comme les affectionnait Louis Delluc (L'Homme des bars, de Louis Delluc, Paris, La Pensée française, 1923 : un petit chcf-d'œuvre). Le Colisée, le Marignan, le Victor-Hugo, le Ranelagh... Notre vie d'étudiant nous fit découvrir la Paillotte (toujours en activité rue Monsieur-LePrince sous le nom de l’Urgence Bar (Note de l’éditeur), le Jockey (devenu brasserie) et le Nordland à Montparnasse, (qui vient, hélas, de fermer). Ce fut le temps de la découverte de Saint-Germain-des-Prés, des gin-fizz divins d'Henri, au Temps perdu, des punchs de la Rhumerie et enfin du Montana, au temps heureux où y flottait le drapeau consulaire de la principauté de Carlenberg-Carlemont, et où, sous le regard bienveillant de Nicolas Vogel, nous tînmes nos assises quotidiennes -l'invention de recettes redoutables tel le « Schmiele » (qu'il vaut mieux oublier...) ensoleilla ces années !
Le tailleur que nous nous choisîmes, un saint homme nommé Lockwood, tenant commerce à la Madeleine, nous fut prétexte à faire de fréquentes visites au Primo 's (devenu bar à ambiance sous le nom de Sénateur, et que d'aucuns, des puritains sans doute, baptisent le « sanitaire») et surtout au Yearling, havre de paix pour joueurs de dés où exerçait un ancien du Chatham -une Écluse l'a rayé de la carte. Nous fûmes de l'ouverture de la Factorerie, baroque et éphémère initiative d'UTA où l'on l’on buvait des cocktails exotiques au milieu de fauves affalés dans des cages de verre. Nous fréquentâmes aussi beaucoup à ses débuts le bar du Sir Winston Churchill où, dans la pénombre d'un des plus beaux décors de Slavik, nous buvions dans de petits compartiments. Mais nous continuions à pencher pour Chez Le Comte où Charlie, derrière son bar, imitait Mistinguett et où une vieille maman, genre lyonnais, nommée Germaine, concoctait les plus glorieux filets-haricots verts du monde... Le Trou dans le mur, sur les boulevards, n'était pas encore un couscous et le Pickwick, autre survivant des temps héroïques, ne servait pâs de cuisine nouvelle... Puis nous entrâmes dans la vie dite active.
Nous nous réfugiâmes respectivement, l'un au bar de l'hôtel Normandy, très pratique car pourvu de deux entrées, l'autre au bar de Poccardi, petit bijou baroque qu'une Assiette au Bœuf allait bientôt pulvériser. Nous vîmes encore bien des horreurs, comme le massacre de Francis dont le bar nous ravissait, la fermeture du mythique Claridge et du Luigi's, transformé en restaurant chinois ! À l'heure où nous écrivons, la Caravelle, là même où Georges Carpentier ouvrit un bar à son nom, est menacée et le Nordland vient de fermer ses portes...
Toutes ces disparitions nous laissent inconsolables! Il nous reste plus que la ronde des souvenirs que met immédiatement en branle la ronde des alcools. Nous livrons ce qui reste des pages de notre carnet d'adresses à la fin de ce livre – mais trêve de littérature, maintenant buvons!

Les plaisirs et les heures

Onze heures
Le Bloody Mary

C'est par un beau jour de1921 que Pete Petiot, barman au Harry’s Bar à Paris, enrichit le monde du cocktail d'un chef-d’œuvre qui allait connaître un formidable succès: le « Bloody Mary», dont voici la recette originale : Au shaker ou directement dans le verre à mélange: six traits de Worcester sauce, trois traits de Tabasco, une pincée de sel, une pincée de poivre, le jus d'un demi-citron, six cl. de vodka, remplir avec du jus de tomate de première qualité, et surtout pas de sel de céleri ! C'est une boisson idéale pour commencer la journée. Comme dans tous les «longs», il y a la quantité qui, dans le cas de la tomate, en tant que légume, procure la sensation (illusoire, peut-être) de quelque chose de sain, nourrissant, donc réconfortant...
Le citron, les épices et la vodka, de leur côté, s'occupent de donner le petit coup de fouet nécessaire au foie et à la vésicule biliaire pour ouvrir l'appétit. On trouve rarement cette impression d'être entre le manger et le boire, le bien et le mal, les excès de la veille et l'envie de les poursuivre...
Longtemps nous bûmes donc des « Bloody Mary» avant le déjeuner, spécialement les lendemains difficiles...
La tequila nous fournissait une variante latine baptisée « bluddy Maria».
Et puis un jour, à New York, au bar de l'hôtel Algonquin, où Groucho Marx et toute une petite bande tenaient naguère leurs assises, le « Bullshot » nous fut révélé.
Si nous ne savons rien de la Mary du cocktail, le« Bullshot » -coup de pied de taureau- parle de lui-même ! C’est en fait un « Bloody Mary» sans citron, où le bouillon remplace le jus de tomate : six cl. de vodka, quinze cl. de bouillon de bœuf, une pincée de sel, une pincée de poivre, trois traits de Tabasco, trois traits de Worcester Sauce. Agiter vigoureusement et servir.
C’est pour nous le meilleur cocktail du matin. Le bouillon, plus fluide que la tomate, fait davantage potion, glisse sans problème, brûlant d'épices, nettoyant tout sur son passage; il n'y pas ce côté un peu écœurant et pulpeux du jus de tomate, c'est la limpidité même.
La vie s'écoulerait donc tranquillement au rythme des « Bullshot » de onze heures si le bouillon n'était denrée rare. Souvent, comme Pierre Dac, nous songeons à la quantité le bœuf qu'il faudrait pour faire du bouillon avec l'eau du lac de Genève - au moins le problème serait réglé pour un moment ! Seul le beefbroth de Campbell convient - mais il faut le trouver ! Quelques épiciers de luxe le distribuent, mais, quand il y a rupture de stock, c'est la catastrophe ! Nous avons bien sûr essayé de faire des bouillons. Ainsi l'excellent François Hugonin, au Vert galant, releva un temps le défi : trop fade ou au contraire trop corsé, trop fluide ou au contraire trop épais -jamais nous n’arrivâmes à la perfection de la conserve...
Rares sont donc les bars où l'on est sûr de pouvoir trouver le « Bullshot » réparateur, et ceux qui l'ont à leur carte sont des établissements où vous pouvez vous sentir en confiance. C’est en 1972 (quarante et un ans déjà !) que s'ouvrit dans les Halles Joe Allen, copie strictement conforme de ses maisons-mères d'outre-Atlantique. Décor de briques, sol parqueté, affiches de Broadway au mur, garçons musculeux et souriants -Paris découvrait la restauration à l'américaine, saine, copieuse, faite de chicken in basket et de hamburgers et de grosses salades. Mais ce qui combla vraiment notre plaisir, c’est qu’à une époque où les bars fermaient les uns après les autres nous pouvions compter sur un nouveau venu et un vrai long comptoir de bois, bouteilles étagées et des barmen... Nous passâmes de longs après-midi qui se prolongeaient en soirées dans ce havre frais comme il convient. Le bar de Joe Allen reste aujourd'hui un modèle du genre et il propose le « Bullshot ». Le chef barman, américain, le fait très épicé- on the spicy side. En grand professionnel qu'il est, il propose même une variante intéressante, lBloody-bullshot »: moitié bouillon, moitié jus de tomate: le radical-socialisme peut se nicher partout! À la suite de Joe Allen s'ouvrit dans le quartier un autre établissement américain lui ressemblant comme un frère: le Conway's.
Le bar y est tout aussi authentique et propose le dimanche de cinq à sept les happy hours - boissons à moitié prix ! En face, le Front Page a aussi son bar ; enfin toujours à deux pas, s'est ouvert le Bar du Potager, dans un superbe décor d'inspiration art déco, avec billard. Parmi les spécialités que concocte un ancien barman du Crillon, on peut noter lPotager spécial»: bouillon de légumes, vodka, assaisonnement: autre variante de l'inépuisable recette de base qui, quand elle n'est pas flottée par un tombereau de glace comme le jour nous la goûtâmes, a, elle aussi, ses mérites.



Midi : le Negroni
La nuit est déjà proche
à qui passe midi
Malherbe

Le « Negroni », comme la peinture moderne, fut inventé à Florence, mais en 1920 et au bar de l'hôtel Baglioni où l'on peut encore le déguster, dans l'agréable roof-garden qui surplombe Santa Maria Novella. En voici, simple comme un chef-d’œuvre, la recette. Directement dans un tumbler : un tiers de gin, un tiers de vermouth rouge, un tiers de Campari, glace, tranche d'orange, un peu d'eau gazeuse si l'on veut. Parent de l'«Americano», le «Negroni» s'en différencie cependant grâce à la présence du gin qui lui donne plus de nerf ou, si l'on préfère, plus de coeur («Gordon Gin : the heart of a good cocktail»). Le «Negroni» appartient à une famille de cocktails, fort nombreux, dont les membres se ressemblent au point d'être quelquefois difficiles à distinguer et dont le point commun est une dominante de vermouth.
Outre l' « Americano » (un tiers de Campari, deux tiers de vermouth rouge, glace, eau gazeuse, tranche de citron), nous mentionnerons le « Maka », ou « Makka », dont voici deux variantes :
« Maka » 1 (Andy Mac Elhone). Directement dans un tumbler : un quart de Campari, un quart de vermouth doux, un quart de vermouth dry, un quart de gin, glace, tranche de citron, finir à l'eau gazeuse.
« Maka » 2 (Emile Bauwens). Au shaker: un filet de crème de cassis, un demi de cognac, un quart de Campari, un quart de vermouth doux, zeste d'orange. Les plus beaux nous furent servis dans le petit bar attenant au mythique Laurent Barre, aux Ponts-Neufs, près de Saint-Brieuc, où une vieille servante digne d'un archevêque tournait de longues minutes, avec la régularité d'un métronome, le breuvage dans un verre à mélange pour le rendre d'une parfaite homogénéité.
Le «Bronx», qui emprunte, à l'instar de beaucoup d'autres mélanges, le nom d'un quartier de New York, se présente en général comme ceci (au shaker) : un demi de gin, un sixième de vermouth dry, un sixième de vermouth doux, un sixième de jus d'orange frais. Avec un trait de pernod en plus, il prend le nom exotique de « Minnehaha » tandis que la substitution de lime cordial au jus d'orange fait du «Bronx» un «Bronx Terrace ».
Nous ne saurions passer sous silence le « Buñueloni » inventé, on l'aura deviné, par le cinéaste bien connu, qui le décrit ainsi dans ses mémoires (Luis Buñuel, Mon dernier soupir, Éd. Ramsay-Poche, « Cinéma») : « Plagiat du Negroni, mais à la place de mélangé du Campari au gin et au Cinzano doux, je remplace le Campari par du Carpano.» On ne peut qu'approuver l'affection de Buñuel pour cet excellent breuvage inventé à Turin par le marquis de Carpano. Le «Negroni », grand classique, convient à l'heure décisive qui partage en deux la journée ; à cette clef de voûte solaire doit correspondre une boisson équilibrée, chaude et lumineuse, annonciatrice des fastes du déjeuner. Le «Negroni» possède cette sagesse et cette rondeur propres aux amis de longtemps éprouvés. Aussi convient-il de le boire en des lieux également à l'abri des mauvaises surprises, des injures du temps et des caprices de la mode. Le bar du Val d'Isère répond à ces exigences. Certes, le Val d'Isère est surtout un restaurant. Mais il comporte aussi un comptoir auquel il n'est pas déplaisant de s'accouder en attendant une table. Sur une courte carte de cocktails, vous trouverez, bien sûr, le « Negroni », mais encore le «Val d'Isère» qui est un «Rose» (voir p. xx) agrémenté d'un trait de gin.
Après quelques « Negroni », dans l'animation qui peu à peu envahit les lieux, bientôt vous ne saurez plus si vous vous trouvez dans le quartier des Champs-Élysées ou aux sports d'hiver. De la photographie pendue au-dessus du comptoir, Jean-Claude Killy vous adresse un clin d'oeil et semble s'exclamer : « C'est tout bon ». Vos skis, d'ailleurs, sont accrochés au mur. Par les fenêtres (fausses) d’un «coin fondue», vous apercevez les cimes où vous vous êtes ce matin même aventuré, chaussé de peaux de phoque. Dans un décor intouché, les plus aimables garçons du monde ont commencé leur slalom biquotidien parmi d’admirables fauteuils tubulaires garnis de skaï rouge qui font baver de convoitise les antiquaires « cinquante »...
Des gens de cinéma, beaucoup de jolies filles (pas toutes sorties de Sainte-Marie de Passy, il faut l'avouer), quelques musiciens du Lido -dont, bien souvent, notre idole Bob Martin prince des crooners français - envahissent la salle petit à petit. Le fantôme de Robert Dalban (voir« 16 heures»), flotte de table en table. Il paraît que c'est là qu'il a fini ses jours, le nez (qu'il avait considérable) dans son plat de fruits de mer, un verre d'apremont à la main...
Combien de fois nous sommes-nous attablés ici pour nous adonner aux joies hors du temps -«ô Val d'Isère», ô « Negroni »- du welsh-rarebit (le meilleur de Paris) et du filet en dés maison (Le filet en dés Val d'Isère consiste en un excellent filet de boeuf coupé en petits morceaux, poêlé, flambé au cognac, lié à la crème et accompagné de pâtes fraîches. Un merveilleux pied-de-nez à la diététique !) : autant de défis -et de dénis- à la nouvelle cuisine de fâcheuse mémoire !



Treize-quatorze heures
avant le déjeuner
un Kir

La treizième revient,
C'est encore la première ...

Gérard de Nerval

Treize heures, c'est l'heure où l’on déjeune et nous ne pouvons que remercier le ciel latin qui nous a vu naître et nous permet cette longue coupure gourmande dans la journée. Plaignons les Anglo-Saxons qui, s'ils ont inventé le cocktail, ignorent cet épitome de civilisation et enfournent en barbares un trop rapide en-cas.
Le repas lui-même est le plus souvent précédé d'un apéritif qui permet d'ouvrir les papilles et également, si c'est le cas, d'attendre patiemment un convive retardataire...
Robert Vermeire énumère pour cette circonstance une importante liste d'apéritifs dits à la française que l'on sert dans un grand verre. Ils sont constitués d'un bitter (vermouth ou quinquina) adouci par une liqueur douce ou un sirop -on les allonge d'eau fraîche ou d'eau gazeuse. La proportion est de deux tiers de bitter et un tiers de Picon, curaçao, Cointreau, Suze, etc. Ils sont aujourd'hui tombés en désuétude mais mériteraient d'être remis à l'honneur car ils sont fort désaltérants, tout comme les gr;iands classiques que sont le «fond de culotte» (Suze-cassis, car le fond de culotte ne s'use qu'assis -on est prié de rire en pensant avec émotion à l'humour de Grand-Père-) ou le «pompier» (Noilly-Pratt dry-crème de cassis). Nous passerons sous silence les mauresques et autres perroquets à base d'anis qui sont des boissons de comptoir. Le cassis, revenons-y, est en fait la clef de voûte de beaucoup de ces recettes traditionnelles et de celle qui triomphe aujourd'hui au point d'avoir éclipsé les autres: le« Kir». Cette boisson mélangée apéritive porte le nom du célèbre chanoine qui fut député-maire de Dijon durant des décennies. La tradition veut qu'il en fût l'inventeur, alors qu'il n'en fut sans doute que le propagateur. Elle met à l'honneur deux produits régionaux : la crème de cassis et le bourgogne blanc aligoté, vin de la recette originale. Les proportions d'un vrai Kir sont moitié-moitié, c'est-à-dire beaucoup de cassis, lequel a pour fonction de couvrir l'acidité du vin blanc. Les puristes s'en tiennent à ces proportions et ne concèdent aux mélanges où le cassis est parcimonieusement versé que l'appellation de blanc-cassis. Aujourd'hui, on vous servira donc presque partout des blancs-cassis en guise de «Kir», la boisson ayant connu la même évolution que le «Dry Martini» - toujours plus sec. On le sert avec du vin blanc: le sancerre s'y prête à merveille avec son goût de pierre à fusil ou, si vous recherchez la difficulté du jasnières, petit vignoble de la Sarthe qui a notre préférence -dans tous les cas, plus sec sera le vin, meilleure sera la boisson. Le cassis, lui, doit être aussi épais que possible: vous choisirez donc une double crème entre les trois fournisseurs que nous considérons comme les meilleurs: Bristol, Tresnel ou Vedrenne.
La bonne double crème bien grasse se reconnaît à ce qu'elle nappe les bords du verre quand on la fait tourner ; elle fait, comme on dit, des «jambes». Vous verserez donc la crème la première, puis le vin, très frais, dans les proportions qui vous conviennent. Nous mettons personnellement peu de cassis. Cet apéritif, quand il est bien dosé, prépare merveilleusement au repas et aux vins qui vont suivre : il évite de s'exposer, dès le déjeuner, à des mélanges trop redoutables qui, dans les années laborieuses que nous vivons, compromettent facilement un studieux après-midi ...
Il a pour cette raison connu un succès considérable et des variantes : le «Cardinal », Kir au vin rouge qu'on boit beaucoup dans. Le Lyonnais en utilisant des beaujolais ; des «Kirs» faits à base d'autres crèmes de fruits, dont la mûre qui a notre préférence : le goût plus complexe, moins sucré de la mûre s'harmonise parfaitement avec le vin blanc : c'est notre« Kir» préféré. Devant le succès de cette boisson, les restaurateurs de la nouvelle cuisine lui donnèrent une version élégante : le Kir au champagne, ou « Kir royal ». Il n'y avait pas d ans les années soixante-dix d'établissement où l'apéritif maison ne fût une variante de cette recette: on ajoutait au champagne de la crème de cassis ou de mûre, des liqueurs de fraise, de framboise ou de poire, mais aussi du pineau des Charente, du ratafia, de l'armagnac - bref, tout ce qui peut se marier au vin champagnisé. Élégante, raffinée, cette boisson continue à faire les beaux jours des apéritifs chics, à griser les dames et remplir d'aise leurs cavaliers. Bref, «De ce vin frais, l'écume pétillante, de nos Français est l'image brillante», comme disait Voltaire. ICI UNE NOTE SUR LE VIN MARIANI - merci
La flûte ou le verre jamais de coupe, bien sûr) vidés, en composant le menu on passe à un autre chapitre. C'est l'heure où «il s'agit du vin, c'est-à-dire de la partie intellectuelle du repas» (comme disait Alexandre Dumas). Elle ne nous concerne pas aujourd'hui, non que cet intellectualisme nous effraie, mais nous sommes là pour parler alcools. Ils arrivent tout naturellement avec le café. Notre goût naturel nous porte aux distillations dont la robe se marie avec le havane que nous avons allumé...
Notre choix ira donc au cognac et à l'armagnac, les cousins rivaux. Tous deux venus du Sud-ouest et produits selon les mêmes principes, ils restent, par leur puissance et leur finesse, le plus beau couronnement qu'on puisse offrir à un repas. Ils ont chacun leurs inconditionnels. Nous sommes étrangers à ces conflits, trouvant aux deux produits, outre leurs qualités, des différences qui, selon notre humeur, correspondent à notre goût. Le cognac et l'armagnac diffèrent à la base par leurs sols : calcaires (la champagne!) pour le premier, sables acides pour le second. Dans l'encépagement, on retrouve les mêmes variétés: blanc (saint-émilion), folle blanche, colombard, auxquels s'ajoute en Armagnac le bacco. Les Charentais pratiquent une double distillation, les Gascons, une distillation continue, bien qu'en Armagnac les deux systèmes coexistent. Enfin, les armagnacs sont souvent millésimés (coupages d'alcools d'une même vendange), pas les cognacs. Ces quelques lignes (qui pourraient être des pages...) pour bien montrer qu'il s'agit de produits cousins, mais ayant chacun leur identité. L'amateur saura toujours distinguer deux dates cruciales : l'âge des fûts et la date de mise en bouteille (que les producteurs serieux mentionnent sur une contre-étiquette). L'alcool ne vieillissant pas dans son flacon, un cognac de deux ans mis en bouteille en 1934 n'a pas d'intérêt, malgré sa vénérable poussière. Toutes les appellations sont heureusement rigoureuses et V.S.O.P., X.O. ou hors d'âge correspondent à des normes précises de vieillissement en fût. En Cognac, la grande champagne, la petite champagne et leur mariage, la fine champagne tiennent traditionnellement le haut du pavé. Mais depuis peu, des marques comme Gourmel ont prouvé que les fins bois n'étaient pas à dédaigner. Ceux que produit Audry ont notre préférence. En Gascogne, le bas armagnac est le plus prisé, mais une bonne Ténarèze peut être sublime. Notre péché mignon est une folle blanche distillée seule ... Mais revenons à nos moutons car, après avoir bu un alcool, on peut avoir envie de continuer par une boisson rafraîchissante -Sans pourtant changer de gamme de goût. C'est alors l'heure du « Stinger». Cette boisson quelque peu redoutable est une espèce de pont entre les agapes du déjeuner et l'après-midi : le cognac, pour moitié, rappelle les premières, la menthe blanche, pour l'autre moitié, donne une fraîcheur agreste qui nous porte. déjà vers d'autres horizons, comme des missiles ! L'ensemble décrasse les papilles sans les agresser, un goût nouveau venant coexister avec celui qui domine.
Le «Stinger», c'est la divine transition.



 Quinze heures : le Pousse-Café

Qui voulut ta perte, ô liqueur ?
Paul Valéry
L'exercice après les repas trouble la digestion.
Beaucoup de personnes croient le contraire et se trompent car l'accomplissement de l'importante Jonction de digérer exige le repos.
Vous le troublez par le mouvement; vous le troublez également par la lecture;
vous le troublez par un travail quel qu'il soit.
Paput-Lebeau,
Le Gastrophile.

Voici l'heure du pousse-café, chef-d'œuvre moins gustatif que visuel, où s'apprécie davantage la virtuosité que le véritable talent d'un barman. Le pousse-café (ou scafja, selon la prononciation déformée «par le vulgaire dans les public-houses de la Louisiane», selon Dagouret) est une boisson multicolore, que l'on obtient en versant avec précaution diverses liqueurs et eaux-de-vie sans qu'elles se mélangent. Grâce aux différences de densité, elles se superposent dans le verre et forment une sorte d'arc-en-ciel qui évoque, du reste, l’une des légendes expliquant l'origine du mot cocktail (queue de coq : voir notre «Petit Historique»).
Pour réussir un pousse-café, il faut tant soit peu de patience et d'entraînement. Les professionnels conseillent généralement de verser très lentement les différents liquides, dans l'ordre de densité décroissante bien sûr, sur le dos d'une cuiller dont l'extrémité touche le bord interne du verre.
La meilleure solution, si la curiosité vous prend de boire un jour une telle mixture, est d'avoir recours à un professionnel. Mais les barmen possédant l'habileté nécessaire ne sont guère nombreux. Nous ne saurions éviter d'évoquer ici le souvenir de Marc Boccard-Schuster qui avait ressuscité les cocktails multicolores et les servait naguère au bar de la Péniche Ile-de-France, depuis lors reconvertie en un naufrageux boui-boui indien. En compagnie d'un ara lui aussi chatoyant, il était très agréable d'y déguster un « Adémar » (un quart de rhum blanc, un quart de Cointreau, un quart de Noilly-Dry, un quart de liqueur de fraise des bois - au verre à mélange- ajouter doucement une tombée de curaçao bleu qui formera une couche azurée au fond du verre) ou un «Marccolor » ...
Aux dernières nouvelles, ce Véronèse du shaker s'est envolé vers l'Angleterre et charme les pupilles ainsi que les papilles des hôtes d'un palace londonien.
Aujourd'hui, il est encore possible de se faire confectionner un pousse-café par l'un des plus aimables barmann de Paris, André Grivault, dont l'impeccable veste blanche et le franc sourire reluisent depuis des lustres derrière le comptoir du Relais-Plaza. Outre la gentillesse et le talent d'André, l'endroit présente l'attrait d'être le plus beau décor authentiquement Art Déco qui se puisse trouver dans la capitale. Il fut aménagé en 1936 par Jacques Dupuy, qui travailla pour le Normandy. Et il y a en effet dans ce volume imposant quelque chose d'une salle à manger de paquebot. Dans ce cadre luxueux où règnent une atmosphère mondaine et un brouhaha cosmopolite très «années folles», vous pourrez, muni de ce livre, commander à André une de ces formules qui datent de cette même époque: «Arc-en-ciel» (Farnoux-Reynaud) : un septième de chacun des composants: marasquin, Pippermint, curaçao orange, Abricotine, Chartreuse jaune, Chartreuse verte, cognac.
«Wiener Pousse-café» (Emile Bauwens) : un sixième de chacun des composants: kurumel, Cherry Brandy, menthe blanche, Chartreuse jaune, Chartreuse verte, Grand Marnier. . «Pousse-café Winter-Palace» (Torelli) : un quart de chacun des composants: marasquin, curaçao orange, Chatreuse jaune, fine champagne; finir avec une pointe de chantilly. Il fut un temps où les barmen, rivalisant de virtuosité, s'exerçaient à superposer un nombre de couches d'alcools stupéfiant. Dagouret cite une composition à dix-huit épaisseurs dont nous épargnerons  au lecteur le détail et que cet auteur qualifie avec mépris de «boisson de blasé». Le pousse-l'amour, sous-catégorie du «pousse-café», se caractérise par la présence d'un jaunè d'oeuf non brisé qui se glisse entre deux couches de liqueur. Ainsi le «Golden Slipper » (d'après Harry Johnston, New Orleans): moitié Chartreuse verte, moitié eau-de-vie de Dantzig et un jaune d'oeuf (qu'il ne faut pas crever). Il convient, avant de verser cette dernière, d'agiter la bouteille afin de mettre en suspension les paillettes d'or qui font la gloire de ce vieil et étrange breuvage. Si, par hasard, vous avez le moyen de vous procurer de l'ambre, vous pourrez essayer le «Parfait Amour» (d'après Dagouret) : un demi-verre à liqueur de menthe verte, gros comme un pois d'ambre, un jaune d'œuf bien frais, un diablotin de Cayenne finir avec une fine champagne et boire d'un trait !
L'ambre qui est, selon Boece de Boodt (Médecin de Rodolphe II) «fort bon pour le coeur, pour les maladies du cerveau, pour la courte haleine, pour le calcul, pour l'hydropisie, pour la chaude-pisse, pour lesfleurs de la femme», serait de plus un excellent aphrodisiaque. Mais la recette la plus classique de pousse-l'amour est celle-ci, que l'on retrouve chez la plupart des bons auteurs: un tiers de marasquin, un jaune d'oeuf, un tiers de crème de vanille et un tiers de fine…
Notre tempérament, naturellement voluptueux, ne nous permet pas de savoir si de tels breuvages sont réellement efficaces, mais au cas où, vers quinze heures, l'absorption de l'un d'eux en charmante compagnie vous inciterait à quelque sieste animée, nous ne saurions trop vous recommander d'emprunter le corridor (presque) secret qui conduit du Relais-Plazza à l'hôtel du même nom, dont les chambres sont sans reproche ...

Seize heures les Fizz
Inerte, tout brûle dans l'heure fauve ci-dessous...
Mallarmé
Ce qui est «bien connu», précisément parce qu'il est « bien connu», est méconnu.
Hegel

Quatre heures de l'après-midi : l'heure de la soif. Le ciel, au-dessus des Champs-Élysées, chauffe à blanc. Vous avez renoncé à votre automobile, et vous les remontez, ces Champs, à travers les jardins, d'abord, où nulle fraîcheur ne s'est réfugiée. Des gosses en courant soulèvent des tempêtes de sable gris.
Dans les baraques, des sodas pouacrés et pharmaceutiques vous encouragent à lutter un moment encore contre la soif. Après le Rond-Point, la température se fait plus accablante. N'étant pas membre du « Travellers », vous ne pouvez pas vous précipiter dans l'hôtel de la Païva où se cache pourtant un bar exquis auquel, accoudés, des messieurs d'un âge certain, en costume trois-pièces, sirotent avec componction des rafraîchissements qui vous feraient grand bien. Il faut marcher plus loin, et ça monte. Vous résistez à la facilité d'entrer dans n'importe quel café boire, comme chantait Francis Lemarque, «n'importe quoi» (À Paris ...). En effet, en esthète et gourmet que vous êtes, vous vous servez de votre soif pour cultiver des sensations exaltantes.
Or, en est-il beaucoup de plus exaltantes que celle de boire, lorsque «La soif vous traque/Et vous flapit », comme l'écrivait Alfred Jarry (utilisant, il faut le noter en passant, un vieux verbe de l'argot lyonnais qu'on n'emploie plus guère qu'au participe passé), en est-il donc beaucoup, des sensations plus exaltantes que celle de boire, alors, un bon vieux «Gin-fizz» préparé dans les règles de l'art ? Le «Gin-fizz» est le drink par excellence, capable de venir à bout de la plus inextinguible des pépies. Encore un petit effort, et vous allez pouvoir l'engloutir dans le premier bar (en remontant à gauche) des Champs-Élysées, à l'enseigne du Paris. Ouvert en 1942, cet'établissement insensible aux injures du temps est aujourd'hui, avec son voisin le Fouquet's, le dernier témoin de ce que fut la grande époque des bars aux Champs-Élysées. Jean Etchegaray, dit Jean-Pierre, privé aujourd'hui de son alter ego André Lapersonne qui jouit d'une retraite dont nul ne saurait contester la légitimité, préside aux destinées d'un comptoir très... parisien, justement. Comment qualifier autrement les lambris qui virent défiler Piaf, Meurisse, Chevalier, Fernandel, Bourvil, Gréco... Plus près de nous Armand Mestral et son compagnon Robert Dalban, tous deux piliers de l'endroit, mais ce dernier, hélas, nous a quittés (voir «Midi»). Et encore Jacques Chancel, Johnny Hallyday ... Jean-Pierre en aura vu du monde, depuis ce 17 août 1953 où il revêtit là sa première veste blanche ! L'après-midi, la salle est tranquille. Vous vous affalez dans un des beaux fauteuils «club» en cuir, rouge à l'impeccable patine afin de pouvoir enfin commander ce «Gin-fizz» dont vous rêvez depuis la Concorde...
C'est là une boisson archi-connue, mais dont la composition n'est pas sans soulever quelque controverse. Si l'on s'en tient à l'orthodoxie, autrement dit à ce que préconisent les grands barmen de l'entre-deux-guerres (Torelli, Dagouret par exemple), le fizz est une petite boisson caractérisée par la présence de jus de citron, d'eau gazeuse, (fizz, en anglais: pétillement) et de blanc d'oeuf. Voici donc la recette classique. Au shaker : jus d'un demi-citron, une cuillerée à café de sucre en poudre, une cuillerée à café de blanc d'oeuf, un verre à liqueur de gin, agiter, passer dans un petit gobelet et finir avec de l'eau gazeuse.  
Aujourd'hui, l'usage du blanc d'oeuf s'est perdu. Il n'y a donc plus de véritable différence entre le « Gin-fizz» et le «Tom Collins» dont voici la formule. Directement dans un grand tumbler ; jus d'un demi-citron, une cuillerée à café de sucre en poudre, un verre à liqueur de gin, finir à l'eau gazeuse, remuer, tranche de citron facultative. On ne trouve donc plus actuellement que deux différences entre ces deux cocktails : la taille du gobelet (le «Tom Collins» étant un long drink) et l'usage du shaker (le «Tom» se mélange directement dans le verre). Il faut cependant rappeler, pour la simple curiosité, que le« Tom Collins» de Torelli comporte en outre une cuillerée à café de lait, ingrédient aujourd'hui tout à fait obsolète. Si l'on remplace le gin anglais par l'alcool de genièvre d'origine hollandaise, le «Tom Collins» devient un «John Collins». Rappelons à cette occasion que ces deux produits à base, l'un comme l'autre, d'alcool de grain et de baies de genièvre, ne se distinguent que par le procédé d'imprégnation de l'alcool par les aromates (infusion et distillation en Hollande, passage des vapeurs de l'alambic à travers un lit d'aromates en Angleterre). Le nom de Tom Collins a sans doute pour origine quelque barman londonien, si l'on en croit cette charmante strophe, datant de 1892, que nous citons d' après L’International Guide of Drink, publié par l’U.K.B.G. :

My name is John Collins, head-waiter at Limmer 's.
Corner of Conduit Street, Hanover Square.
My chief occupation is filling brimmers
For all the gentlemen frequenters there.

La disparition du blanc d'oeuf de la formule originale a entraîné pour la boisson qui en comporte une nouvelle appellation: « Silver fizz », dont il existe une variante, le «Golden fizz », où l'on utilisera cette fois le jaune d'oeuf... Ne confondons pas, non plus, «Gin-fizz» et «Tom Collins» avec le «Gin Rickey », dont le héros éponyme est le fameux colonel Jim Rickey, qui inaugura cette composition au Shoemaker's Restaurant de Washington un jour de canicule. Le colonel, pilier de ce comptoir où, étant ce que l'on appelle là-bas un lobbyist, c'est-à-dire un intrigant politique professionnel, il arrosait les parlementaires du Congrès voisin, fréquentait également à New York le Hoffman House et le vieux bar du Waldorf Selon la plupart des auteurs (mais, là encore, nous sommes loin de l'unanimité), le « Gin Rickey »consiste donc simplement à verser dans un gobelet du type old fashioned (entendez un verre à whisky large et court) : le jus d'un demi-citron, le zeste d'icelui, d eux mesures de gin, un peu d'eau gazeuse. : Ni glace, ni sucre. Mais la famille des gins citronnés ne s'arrête pas là. Citons encore: le «Gin Sling », dont la caractéristique est la présence d'une cuillerée à café de sucre en poudre dissout dans un peu d'eau, à quoi s'ajoutent bien sûr le verre de gin, le jus d'un demi-citron, la glace et l'eau (plate, cette fois);  le« Gin Cooler », connu aussi sous le nom de « Long Tom Cooler », qui ne se différencie du« Tom Collins» que par l'usage de glace en cubes, le «Gin Fix» où l'on met un peu de Cherry Brandy, etc.
On pourrait encore allonger la liste des variantes qui dérivent de cette combinaison de base, géniale dans sa simplicité: gin + citron. Il y a là une alliance toute naturelle, semble-t-il, mais encore fallait-il y penser. Malgré toute l'estime que nous nourrissons à l' égard du Paris et de ses animateurs, nous devons déplorer ici que, à l'instar, hélas, de la plupart des établissements, on se serve pour p réparer le «Gin-fizz» et autres boissons citronnées d'un jus pressé à l'avance. Or, chacun sait que le suc des agrumes s'oxyde vite et que sa saveur s'en ressent. « Nous voulons du citron devant nos yeux pressé ! », nous s’exclamerions-nous, si nous étions poète....



Dix-sept heures
Alexandra au bar Alexandre

La marquise sortit à cinq heures
Paul Valéry

Laissons le Five o’clock tea à nos amis anglais et le gouter à nos chères têtes blondes. Pour nous, cinq heures est l'instant qu'adoucit l'épais «Alexandra», peut-être parce que ce cocktail n'est pas sans parenté avec le chocolat chaud de notre enfance. Bien avant que le regretté Claude François eût immortalisé ce prénom en l'associant à la ville égyptienne que son phare rendit célèbre (souvenons-nous d'Alphonse Allais : Le phare illumine les mers/Le fard enlumine les filles»), un autre phare s'était allumé parmi la mer immense des cocktails : l'«Alexandra» (ou «Alexander»), symbole de douceur et de sauvagerie, de subtilité et d'exotisme, une langue de feu dans un baiser de velours...
Selon les auteurs, on trouve de nombreuses variantes de la recette classique (Emile Bauwens n'en propose pas moins de quatre), mais nous préconiserons celle-ci, fixée dans la plus pure tradition par Michel Bigot: une cuillerée à café de crème fraîche, un tiers de crème de cacao, deux tiers de cognac. Agiter. Pour notre part, nous l'aimons servi très mousseux -ce qui suppose de ne pas trop attendre qu'il retombe avant de le verser- et saupoudré de poudre de cacao, comme le capuccino d'Italie. Mais on peut aussi utiliser la cannelle, pulvérisée, qui constelle ainsi la surface du breuvage d’une myriade de taches de rousseur évoquant le petit nez laiteux d'une jeune fille anglaise. D'aucuns préféreront une pincée de noisettes broyées. Nous sommes réservés quant à l'opportunité de remplacer le cognac par du gin, dont le parfum aigu et la note éthérée ne nous semblent pas faits pour se mêlé à la plénitude douceâtre de la crème de cacao. Citons tout de même, à titre de simple curiosité, la recette de Constantino, du bar de l'hôtel La Florida à La Havane (avant Castro...) : une cuillerée de sucre en poudre, un tiers de Gordon's Gin, un tiers de crème de cacao, un tiers de crème fraîche, un zeste de citron (E. Bauwens, Livre de cocktails).
La nécessité d'ajouter du sucre dans un mélange contenant un tiers de crème de cacao n'est pas frappante, non plus que celle de plonger un zeste de citron dans cette émulsion de crème fraîche, mais après tout, à La Havane, tout n'était-il pas permis ?
Nous parlons d'une Havane purement imaginaire, évidemment... 

Mais abandonnons l'Égypte et Cuba puisque après tout l'«Alexandra» conduit tout naturellement nos pas à l'orée de l'avenue George-V où, depuis plus de quarante ans, le bar Alexandre jouit d'une réputation sans tache. Une visite dans cet établissement qui propose un large éventail de cocktails donne l'occasion d'une mise au point qu'il était temps de faire. L'« Alexandra» n'est ni l'«Alexandre», ni !'«Alexandrin». Sur le premier, le lecteur sait déjà l'essentiel. L' «Alexandre» est une création de la maison qui porte son nom : un tiers de Grand Marnier, un tiers de cognac, un trait de grenadine, verre à mélange, Verser, finir avec du cidre doux, ajouter cerise, tranches d’orange et de citron.Trop rares sont les maisons où l'on propose des cocktails à base de cidre ! Alexandre mérite un bon point. Quant à l'étrange cocktail «Alexandrin» - un tiers de Dubonnet, un tiers de campari, terminer au champagne- il semble que ce soit aussi une création de la maison. Les mauvais plaisants conseillent de le servir pour douze dans des verres à pied ...


Dix-huit heures · les Sours
Un whisky sourd
Ne pourra jamais
Entendre un daï
Qui rit.

Les sours - amers en français - sont de très vieilles mixtures que Jerry Thomas différencie des «fixes» (au cas où cette information vous serait utile) par le fait qu'on n'y rajoute pas une garniture de fruits.
L'excellent Dagouret, dans son Barman universel, leur consacre quelques phrases que nous considerons comme définitives :
«Ainsi que son nom l'indique, cette boisson petite et froide, à base de jus de citron, doit être acide. La sucrer très peu et même pas du tout. « Sour» et « doux» sont deux mots qui hurlent d'être accouplés. Si un client, sachant ce qu'il veut mais ignorant ce qu'il dit, vous demandait un sour-doux, soyez indulgent et servez-lui un excellent fizz avec votre meilleur sourire. Enfin, le sour est une boisson froide. La préparer à chaud est une faute professionnelle qu'un vrai barman ne commet pas, car ce serait lui enlever son caractère spécial et l'assimiler au sling. Verser doucement l'eau de selz ou le soda.»
On ne peut être plus clair. Notre sour préféré est le «Whisky Sour» ou, plus exactement, le «Bourbon Sour», la recette originale étant américaine, et le Bourbon, plus aggressif, se mariant mieux au citron. Voici la recette de base telle que l'indique Robert Vermeire : une cuillèrée à café de sucre en poudre ou de sirop de sucre, le jus d’un demi citron, 1 verre de whisky (anglais ou américain), ajouter un trait de soda bien froid. Décorer d'une tranche de citron et d'une cerise.  Deux remarques doivent être faites à ce point. On peut indifferemment faire un sour avec toutes les sortes de whisky existantes.
Notre préférence va, nous l'avons dit, au bourbon, mais cecc n'est qu'affaire de goût. Cette boisson peut ensuite se servir comme indiqué plus haut ou, sans soda, avec des glaçons «à l'américaine ». C'est ainsi que nous la buvons. Dans tous les cas, elle doit être courte et non, comme c'est trop souvent le cas, très allongée- ce qui en fait une sorte de «Collins». On peut enfin, car pourquoi ne pas vivre avec son temps ? Préparer ce cocktail au mixer électrique. C'est ce qui se fait à l'excellent bar de l'hôtel Mark Hopkins, à San Francisco. Mais on y est formel : pas plus de quinze secondes au mixer. Les variantes sont, et depuis fort longtemps, nombreuses. Citons parmi les plus célèbres le «Boston Sour» où l'on se contente d'ajouter du blanc d'œuf pour faire mousser ; ou encore le «Victoria Sour» de Robert Vermeire : moitié scotch whisky, moitié sherry sec, au-dessus un filet de rhum de la Jamaïque, sucrer à parts égales de sirop d'ananas frais et d'abricot frais.
Dans sa version classique, le whisky sour se sert clans tous les bons bars et il est généralement réussi. Son goût acidulé est définitivement associé clans notre mémoire aux longues soirées apéritives, passées au Montana, à Saint-Germain-des-Prés. Il a beau changer de propriétaire, modifier et rajeunir son décor, le bar est toujours là, ventru et massif faisant de la première partie de la salle un couloir. L’hôtel a-dessus aabrité les amours de tant de gloires connues, méconnues ou avinées… C’est, à l’heure où les lions vont boire, la plaque tournantedu quartier où l’on peut croiser les vrais Germano-pratins. « Le pisco ! Ah, le pisco ! Eructa fièrement ce soir-là Jean Bollatto dans son Forum Bar. Il citait le Capitaine Haddock dans le Temple du Soleil, et il nous vint la fantaisie de penser qu’avec une barbe il lui ressemblerait…
Cette eau-de-vie de muscat qui nous vient du Pérou se prête admirablement aux sours ...
Il nous souvient des pisco sours de l'hôtel Maury à Lima, avec blanc d'oeuf et angostura, ou des vingt-quatre autres que nous bûmes un soir à Washington dans un bar dont bizarrement nous n’avons pas retenu le nom… C’est dire combien chaleureusement nous recommandons le pisco à l'égal du whisky pour cette préparation. Dans les deux cas, c'est un bonbon acide, comme les Anglais savent les faire, une note vive et pointue qui convient parfaitement aux après-midi...

Dix-neuf heures : le side-car
Il est assez «Fouquet's»,
C'est-à-dire courses, whisky,
Voiture américaine, petites femmes,
Bon tailleur et argent facile.
L'esprit ? On n'en parle pas!
Maurice Sachs

Une des heures les plus dures à tuer
dans la journée parisienne
(en admetlant d'ailleurs qu'on tue les heures,
et que. ce ne soient pas les heures qui nous tuent) ,
c est celle quz se passe entre six et sept heures de rele;;ée.
Je m'adresse, bien entendu, à cette majorité
Honnête et sage qui ne connaît pas l'apéritif.
Alphonse Allais

Sept heures : le soleil rougit à La Défense.
L'apéritif du soir mérite qu'on y pense.
Au parking  souterrain garons notre Packard, et courons au Fouquet's siffler un «Side-Car» !
(Un demi de cognac, un quart de Cointreau, un quart de jus de citron, agiter.)
En terrasse, l'été, plus d'un producteur chauve
Hume, cigare au bec, les hortensias mauves
(que célébra jadis Monsieur de Montesquiou).
Et le barman leur dit, polyglotte : « Thank you »
Car les producteurs, même au milieu des déboires
Laissent, c'est bien connu, de fastueux pourboires.
Mais c'est l'hiver surtout que j'aime le Fouquet's
Car il y fait si bon quand le temps est frisquet (tsss !)
S'installer tout au fond d'un fauteuil conforable
En buvant bien au chaud un cocktail délectable,
Et surtout le Fouquet’s est le temple du chic,
C'est là qu’on voit le plus de pardessus mastic
Mon Dieu comme ils sont beaux tous ces sexagéraires !
Drapés dans le cashmere en vrais millionnaires
Coiffés par Motsch, chaussés par Lobb, fort lavandés,
Calamistrés, jouant l'apéritif aux dés !
Ils brassent des millions, nets d'impôts, via la Suisse,
Ils échafaudent des coups sans que jamais on puisse
Les coincer, et rêvant d'impossibles filons,
Import de bazookas, export de bas Nylon ...
Et le glauque reflet d'improbables fortunes
Reluit au fond d'un verre empli de vieille prune.
Parfois, une starlette au regard ingénu
Approuve leur propos d'un rire convenu.
Elle sait qu'ils ont soif de sa croupe charnue
Et qu'ils sont prêts à tout pour la voir un peu nue.
Elle croit à moitié au rôle qu'on promet,
Au cachet, au contrat... mais on ne sait jamais...
Ce soir tu subiras l'assaut du chimpanzé,
Petite midinette à la cuisse bronzée !
Mais déjà le soir tombe obscurcissant les Champs.
On compte ce que l'on a perdu à Longchamp
On recommande un glass: le side-car acide
Rejoint ses frères à l'aise au fond d'un gras bide.
Le Cointreau, le cognac unis par le shaker
Alourdiront le ventre à Monsieur Schumakcr
Mais ils éveilleront, miracle, sa faconde
Et une fois de plus il refera le monde.
Au troisième cocktail on se lève un peu gris
Vers la salle à manger on s'ébranle à grand bruit
Sur le carré d'agneau qui sur son chariot roule
On se jette en hurlant: «C'est meilleur que des moules* !''
Puis, imbibés, repus et ravis, on s'en va,
Criant en chœur : «Merci, Monsieur Casanova**. »

* Pourquoi ce cri ? Les méchantes langues prétendront que la rime seule en est la cause. Les Belges s’offusqueront. Les sages commenteront simplement : « tous les goûts sont dans la nature… »
** Ainsi se nomme, peut-être l'aura-t-on deviné, l’heureux propriétaire de cet établissement.



Vingt heures : le Martini cocktail

L'originalité n'exclut pas la simplicité.
Diderot
Le « Dry Martini », c'est le roi des cocktails, le cocktail par excellence. Sans doute jamais l'alliance subtile de deux alcools n'a donné de plus spectaculaire résultat, jamais non plus un cocktail n'a davantage stimulé le talent des barmen pour arriver au dosage idéal. Le dry a en outre une longue histoire : au commencement était le « Martinez », du nom du barman qui l'inventa, déjà cité par Jerry Thomas : un trait de bitter, deux traits de marasquin, une dose d’old tom gin, un verre à vin de vermouth, deux petits glaçons. Agiter. Le «professeur» Thomas reconnaît déjà que cette cette boisson est plus connue sous le nom de «Martini » et, de fait, le «Martini cocktail » est parmi les premiers à se répandre, avec l'ouverture des bars américains, à travers le monde. Alphonse Allais le considère comme «un des meilleurs cocktails quand il est bien préparé» : glace en petits morceaux,  une demi cuillerée à café de curaçao, une demi cuillerée à café de crème de noyau, une demi cuillerée à café d'orange bitter. Finir en parties égales de gin et de vermouth de T urin. Agiter, passer. Zeste de citron.
Durant tout l’entre-deux guerre, la formule ne varie guère. Le Savoy Cocktail Book résume bien les gouts de l'époque en proposant trois recettes: un Martini dry (un tiers de vermouth, deux tiers de gin), moyen (moitié, moitié) et doux (un tiers de gin, deux tiers de vermouth); pour la version «dry», il conseille le vermouth français; pour la version « sweet », le vermouth italien. Le mariage du gin dans la version « dry» avec le vermouth français fera la fortune des établissements Noilly-Prat.
Le « Martini Cocktail », au fil des années, s'est bu de plus en plus sec et ses recettes sont légion. Trader Vic, dans son langage imagé, note qu'il y a plus de variantes au « Dry-Martini » que de haricots dans toutes les boîtes de conserves Heinz ! Et il est vrai que dans la conquête du Graal qu'est un «Martini extra dry», tous les barmen du monde ont mobilisé leurs méninges ! Deux vraies histoires de bar résument parfaitement les proportions dont nous rêvons tous. La première stipule que, pour faire un vrai dry, il faut embarquer sur un voilier à Saint-Tropez avec une bouteille de gin, de la glace, un verre à mélange et cingler vers Marseille. Quand on arrive en vue des usines Noilly-Prat, on verse le gin et la glace, on tend une minute le verre à mélange : les effluves se dégageant des cheminées suffisent. L'autre version est de Luis Buñuel qui dans ses mémoires, Mon dernier soupir, déclare d'emblée : « Ma boisson préférée est le Dry Martini », et de poursuivre : « Les véritables amateurs qui aiment le Dry Martini très sec allaient jusqu'à prétendre qu'il fallait simplement laisser un rayon de soleil traverser la bouteille de Noilly-Prat avant d'aller toucher le verre de gin. Tout cela n'est que fiction, mais en dit long sur le peu de vermouth qu'il faut pour parfumer le gin. » Pour faire un vrai dry, il faut d'abord un verre à mélange car nous partageons l'avis de Robert Vermeire: « Personnellement, je suis partisan du shaker quand il fait très chaud, mais, pour les pays centraux et ceux du nord de l'Europe, je préfère la préparation de ce cocktail au verre à mélange. » La glace, et là réside le secret d'un bon dry, doit être très dure et très sèche afin de ne pas rendre d'eau. Ensuite chacun sa méthode. Andy Mac Elhone suggère de verser quelques gouttes de Noilly sur la glace, de jeter le liquide et de verser le gin pur sur les glaçons juste imbibés de Noilly. Claude, le parfait barman de la Calavados, ouvre juste la bouteille et, après avoir laissé s'échapper les effluves, verse une simple goutte. Il nous souvient du temps où l'ingénieux Jean-Paul, au Montana, parfumait ses glaçons à l'aide d'un vaporisateur ! A la Maison du Cerf, à Bruxelles, siège du Club national de l'aviation et l'un des plus authentiques bars qu'on puisse trouver, on propose un « Burnt Dry Martini »  Il s’agit d’une variante particulèrement spectaculaire : Au moment de servir, on presse à l’intérieur du verre une zeste de citron sur une allumette enflammée. L’huile essentielle qu'il contient flambe, exhalant tout son parfum.
Les variantes sont bel et bien innombrables... Celle de Luis Buñuel est une des plus rigoureuses : « Je mets tout le nécessaire dans le réfrigérateur le jour qui précède la venue de mes invités : les verres, le gin, le shaker. J'ai un thermomètre qui me permet de vérifier que la glace est bien à la température d'environ 20° au-dessous de zéro. Le lendemain, quand mes amis sont là, je prends tout ce qu'il me faut. Sur la glace très dure, je verse d'abord quelques gouttes de Noilly-Prat et une demi-cuillère à café d'angostura. J'agite le tout, puis je vide. Je ne garde que la glace qui porte la trace légère des deux parfums, et sur la glace je verse le gin pur. J'agite encore un peu et je sers. C'est tout mais il n'y a rien au-delà. » Nous partageons ce sentiment : nous n'avons rien à ajouter si ce n'est l'indispensable olive verte qu'on doit voir reposée au fond du verre à pied, nécessairement conique. A Paris, les bars où l'on peut se faire servir un bon dry sont nombreux. Pour notre part, nous affectionnons cette boisson au Pont Royal. Le côté souterrain et confortable, la décoration très « cinquante », les souvenirs littéraires et alcooliques que nous y avons vont bien avec cette recette qui évoque l'Amérique de ces années-là, les «privés» harassés et les journalistes à bout de nerfs, les Camel opiacées et les chaussures à grosses semelles, les voitures trop chromées et les blondes trop platinées. Au comptoir où dans les confortables fauteuils qu'illustrèrent les cuites de la bande à Blondin, on peut méditer sur toutes ces romanesques évocations, sachant qu'au cas où l'on viendrait à les mettre en forme, l'endroit est toujours hanté par quelque éditeur...

Vingt et une heures - vingt-deux heures :
Des Cocktails qui se mangent

Dîner : Action journalière et capitale qui ne peul être accomplie dignement que par des gens d'esprit : car il ne suffit pas, au dîner, de manger, il faut parler avec une gaîté discrète el sereine.
Alexandre Dumas,
Le Grand Dictionnaire de cuisine

Le culte du soleil s'est depuis quelques lustres emparé de l'époque. La peau la plus désirable est celle qu'il a le plus tannée. On ne recule point à s'aller asphyxier aux bords les plus caniculaires, à la pire saison.
«Sous le soleil exactement» chantait naguère Anna Karina... Les bruines de la Normandie : les embruns irlandais sont obsolètes, ou tout au moins réservés à quelques nostalgiques.
A Yport, à Dieppe, au Touquet même (on nous connûmes quelques bars estimables, dont le Harry’s  aujourd’hui disparu, et l’Epsom de douce mémoire), tout est à vendre. Deauville ne survit que grâce au jeu, à un microclimat relativement clément qui permet de rôtir sur les planches les années fastes, et à l'attachement indéfectible des professionnels du textile (tous les Sentiers mènent au Ciro's).
Sans doute est-ce cette fascination pour les pays chauds qui tend à imposer à nos régions tempérées une habitude régnant sous les climats torrides : celle de dîner longtemps après le coucher du soleil, à la fraîche.
Il est remarquable en effet que l’heure du dîner varie en fonction de l’époque et du lieu. Plus on descend vers le sud, plus on dîne tardivement. Plus on remonte l’histoire, plus on dîne tôt : le mot désigne, au Moyen-âge, le repas pris au lever (dîner, qui n’est qu’un doublet étymologique de déjeuner- signifiant cessation du jeûne) ; sous Louis XIV, il se prend vers onze heures, à la fin du XVIIIème siècle, à six heures, pour se stabiliser à l'orée du XXème vers sept heures et demie. Nous sommes donc parvenus à neuf heures, et la question de l'apéritif peut encore se poser, bien que le dry de huit heures ne soit pas véritablement à des années-lumière...
Que l'étymologie ne nous trompe pas. L'apéritif n'est pas fait pour ouvrir l'appétit, comme le remarque le Dictionnaire de l'Académie des gastronomes : « Il est au moins douteux que les liquides alcoolisés de couleurs variées que l'on fabrique sous ce nom aient la vertu qu'on leur prête.» Et nos auteurs de conclure, pleins de sagesse: « L'auraient-ils, que les inconvénients physiologiques et moraux [souligné par nous] auxquels expose leur usage systématique feraient largement compensation.»
Voilà qui est dit ! En outre, le goût violent de la plupart d e ces produits, comme leur forte teneur en alcool, ne préparent guère les organes gustatifs à travailler clans la finesse... Voilà pourquoi nous préférons un verre de champagne (jamais une coupe. mais une flûte ou une tulipe), deux doigts de sauternes, un xérès sec ou oloroso, répit dont nous rougissons d'avouer qu'il nous sort du sujet mais qui peut-être s'impose en ce parcours implacable. Jamais de porto qu'il convient de réserver à l’après-midi, voire, pourquoi pas, aux fromages…
Si nous sommes en ville, l’apéritif sera servi au salon au jardin, sur la terrasse, où l’on voudra mais pas à table. Au restaurant, nous préférons aussi boire l’apéritif au bar, s’il est possible, confortablement installé, pour, en le sirotant, consulter la carte Le repas prêt, un maître d’hôtel viendra nous inviter à passer à table. Cet idéal n’est pas toujours réalisable, mais il n’importe, nous sommes résolument du parti de l’idéal. Si les cocktails proprement dits sont à proscrire de  ce qui se sert à table, nous admettrons cependant certaines préparations qui portent ce nom, et qui en réalité constitueraient plutôt une sorte d’amuse-bouche. Nous pensons par exemple à l'« Oyster Cocktail », un mélange stimulant et roboratif que malheureusement peu d'établissements proposent de nos jours: verser directement dans le verre une cuillerée de Worcester sauce, une demi-cuillerée de vinaigre à l'estragon, un trait d'angostura, deux pincées de sel de céleri, un demi-verre de cognac et deux ou trois huîtres fraîches passées dans le jus de citron. Remuer un peu et servir. Le regretté comédien Lucien Baroux, dont les clignements d'yeux sont restés légendaires, améliorait ainsi la formule: «six belons pas trop grosses mais bien pleines, détachées de leur coquille et que l'on met avec leur eau dans un gobelet entouré de glace pilée; un quart de verre à dégustation de Tomato Ketchup, une demi-cuillerée à café de sauce anglaise, dix gouttes de citron, cayenne, sel, muscade légèrement. Remuer. Un verre à dégustation de Courvoisier, «The Brandy of Napoléon ». Poser sur le dessus trois morceaux d'oursins (le rouge) très beaux... » (in Cocktails de Paris). Voici une autre modulation, proposée par Torelli sous le joli (mais inexplicable) nom de « Gondol Cocktail » : «Dans un shaker avec de la glace pilée, une cuillerée à bouche de jus de citron, autant de sirop d'orgeat, un verre à madère de cognac. Agiter, passer dans un verre à bordeaux contenant deux ou trois huîtres fraîches et bien lavées.» L'audace du mélange orgeat-huîtres est à saluer, et le résulta l mérite d'être goûté -au moins une fois... Il ne faut pas confondre l'« Oyster Cocktail» avec le «Prairie Oyster». Directement dans le verre : deux traits de vinaigre, un jaune d'œuf qu'il ne faut point crever, une cuillerée de Worcester sauce, deux traits de Tabasco, une pincée de sel et une pincée de poivre. C'est à avaler d'un trait, et certains prétendent que c'est aphrodisiaque. Ce cocktail revigorant se sert encore aujourd'hui au Captain bar de l'hôtel Mandarin, à Hong Kong. Mais nous sortons du cadre de notre chapitre, et il nous faut donc revenir à table, puisqu' il n'est que neuf heures...
Plus souvent que l'«Oyster Cocktail », il est proposé comme «cocktails à manger » des préparations à base de crustacés (crabes, langoustes, homards, crevettes), dont la formule est toujours à peu près la même : mélangé les morceaux du crustacés choisi (décortiqué)avec de la sauce mayonnaise, ajouter du paprika, du poivre de Cayenne, (le résultat à obtenir est une préparation plutôt relevée), une cuillerée à café de sauce anglaise, une tombée de cognac. Mélanger bien le tout; mettre au réfrigérateur. Au moment de servir, transvaser quelques cuillerées de cette préparation dans de petites coupes individuelles au fond desquelles on aura préalablement placé une feuille de laitue. Poudrer de fines herbes hachées, un cordon de sauce Ketchup (d'après Raymond Oliver). Pour mémoire, il faut citer le« Grapefruit Cocktail» qui n'est qu'un pamplemousse dont les quartiers, soigneusement parés, sont servis glacés dans un verre. On améliorera la présentation d'une feuille de menthe fraîche, d'une cuillerée à soupe de sorbet au pamplemousse, ou, pourquoi se le refuser ?- d'une bonne tombée de vodka sortie du congélateur. Nous ne voyons guère d'autre alcool qui puisse résister à l'amertume de ce fruit. La cerise confite qui parfois coiffe ce «cocktail» nous semble en revanche à proscrire. Il est pour chacun d'insupportables, quoique menus, détails : pour nous, la coulure d'un peu du colorant rosâtre d'une cerise industrielle sur un quartier de pamplemousse nous est un détail, menu certes, mais insupportable. C’est ainsi.
Bien qu’il se situe à la limite de notre sujet, nous ne saurions passer sous silence ces mélanges que l’on offre parfois entre deux services sous le nom de « trou normand » consistant le plus souvent en une cuillerée d'un sorbet parfumé d'une eau-de-vie et arrosé de la même : armagnac, cognac, alcool blanc de tel ou tel fruit ... Ce fût la grande mode dans les années soixante-dix, époque à laquelle les «menus-dégustation» faisaient florès. Outre l'usage du trou normand, dit encore «coup du milieu» la tradition mentionne le «coup d 'après» ou «coup du médecin » qui se prenait après le potage. Il faut dire qu'il s'agissait le plus souvent d'un coup de vin...
La prétendue heureuse influence de ces pratiques sur la digestion reste à démontrer. Au siècle dernier, l'abondance des mets composant un menu d'apparat avait enrichi cette coutume d'une halte sous forme d'un sorbet, le plus souvent accompagné d’un punch. Voici, à titre de curiosité, un menu dressé par Dugléré, du Café Anglais, vers 1850 :  

Hors-d’œuvre

Deux hors-d’œuvre chauds
Petit pâté à la Monglas.
Friture italienne
Deux grosses pièces
Esserlet garni d'ogourcies à la Dolgorowsky
Dindonneau truffé à la Périgueux
Quatre entrées
Filets de bécasses à la Moncey
Filets de poularde à la Mazarine
Croustade garnie de mauviettes
Pâté de foie gras à la gelée en cerise
Sorbet marasquin
Punch glacé
Deux rôtis
Faisan de Bohême flanqué d'ortolans
Chevreuil sauce Corinthe
Deux salades
Entremets
Asperges en branches
Truffes serviettes
Plum-pudding à la Northumberland
Charlotte de pommes glacées à la polonaise
Deux pièces de pâtisserie
Génoise aux abricots
Nougat parisien à la Chantilly
Dessert

Le punch en effet était fort en vogue au milieu du siècle dernier : il se rattachait à l'anglomanie affichée par les dandies sous l'influence des Byron, Brummel, etc. Son origine remonte probablement au XVIe siècle. En tout cas, le plus fameux jamais concocté fut servi le 25 octobre 1599 par sir Edward Kennel, amiral de Sa Majesté, pour six mille hommes de la Flotte britannique; il fut mélangé dans un vaste bassin de marbre où des mousses, naviguant dans une barque d'acajou, faisaient le service. Il fallait les relever tous les quarts d'heures, à cause des vapeurs qui se dégageaient de ce lac d'alcool !
Le mot punch dérive de l’hindoustani pãnch, qui signifie cinq (comme le grec panthé, parce que traditionnellement cinq ingrédients entrent dans sa composition: rhum, thé, sucre, citron, aromates.
Au temps de Dugléré, on servait donc le punch à la fin des entrées, froid ou chaud. Théophile Gautier donne, dans Le Bol de punch, une évocation saisissante de cette seconde option: «Un bol de punch, grand comme le cratère du Vésuve, fut déposé sur la table [...]. Sa flamme montait à trois ou quatre pieds de haut, bleue, rouge, orangée, violette, verte, blanche, éblouissante à voir (...). On eût dit une chevelure de salamandre ou une queue de comète [...]. Le punch fut versé tout brûlant dans les verres, qui se fendaient et claquaient avec un ton sec. » Voici, d'après Alexandre Dumas, qui dut en partager plus d'un avec Théophile au temps des «Jeune-France », la recette du punch à la française : «Mettez dans le même bol une bouteille de vieux rhum de la Jamaïque, deux livres de sucre royal et concassé, faites prendre le feu et agiter le sucre avec une spatule afin qu’il se caramélise en brûlant avec le rhum ; après diminution d’un tiers de liquide, immiscer dans le même bol et mélanger avec ce rhum sucré quatre pintes de thé Soutchon, qui doit être bouillant joignez-y le suc de huit citrons et douze oranges bien mûres. Ajoutez-y finalement du blanc rack de Batavia, la valeur d’un quart de pinte (soit un quart de litre d’arak), et server (très) chaud.
On connait une infinité de sortes de punch, chauds ou froids. Dans cette dernière catégorie, nous recommandons particulièrement le « Cardinal Punch » selon Stanley Belgrave, de Trinidad (qui emprunte au Savoy Cocktail Book). Dans un grand bol à punch où l’on aura placé un bloc de glace, verser successivement cent grammes de sucre en poudre, une demi-bouteille de bordeaux rouge, une demi-bouteille d’eau gazeuse, un grand verre de rhum, un grand verre de cognac, un grand verre de champagne, et un verre de vermouth italien. Nous empruntons à notre tour au même Savoy Cocktail Book une recette due au général Ford, l'«Uncle Toby Punch » : « Frotter l’écorce de deux citrons avec des morceaux de sucre jusqu’à ce que le jaune ait été absorbé. Mettre ces morceaux de sucre dans le bol à punch et les recouvrir de jus, (la quantité de jus dépend du degré d'acidité des fruits, il faudra donc gouter). Bien malaxer le mélange, car de ce malaxage dépend la richesse et la finesse du punch. Ajouter de l’eau chaude et bien mélanger jusqu'à refroidissement. Quand cette mixture, (que les Anglais nomment sherbet, c'est-à-dire : sorbet) est à point, y ajouter rhum et cognac en quantités égales. Bien mélanger encore. L'expérience et votre goût personnel vous permettront de régler les proportions.» N'oublions pas enfin le « Punch à la romaine » que l'on trouve dans de nombreux menus du XIXème siècle et qui n'est rien d'autre qu’un sorbet au vin blanc sec ou au champagne, épaissi de meringue à l'italienne et arrosé de rhum au moment de servir. C’est en somme une sorte de spoom.
Il arrivait aussi que l'on servît le punch après le dîner, à l'heure où naguère encore, les maîtresses de maison bourgeoises faisaient passer l'orangeade pour signifier aux invités qu'il était temps de prendre congé. C'est le cas dans la fameuse« orgie» qu’offrit Balzac au début de La Peau de chagrin. Les convives sont retournésau salon, et « les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore ».On comprend du comprend du reste qu’il soit parvenu à l’ «apogée de l’ivresse » étant donné l’impressionnante théorie des vins accompagnant ce type de repas. Balzac se complait à dresser la liste : vin de Madère pour commencer, bordeaux et bourgognes blancs et rouges, «servis avec une profusion royale,» puis les «terribles vins du Rhône, le chaud tokay, le vieux roussillon capiteux».
Arrive enfin le «vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé». Loin d'obéir au sage conseil de Dumas, que nous avons cité en épigraphe, les convives de Balzac sont des buveurs sans discrétion ni sérénité qui renoncent «à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves»...
L'un d'eux parie qu'il videra une bouteille de champagne d'un seul trait. Mais il leur faudra encore subir les «parfums» et les «flammes» des «vins de dessert» avant le coup de grâce qui, avec le punch, les attend au salon ! Peut-être sommes-nous devenus plus timorés ou plus fragiles. Toujours est-il que cette mode du punch au dîner a tout à fait disparu. Le punch, sous sa forme moderne, peut se présenter non seulement comme cette préparation collective qui se sert à la louche, mais aussi, le plus souvent, comme un mélange individuel servi dans le verre. La formule la plus courante, telle qu'on la consomme aujourd'hui aux Caraïbes, consiste à mêler, dans des proportions variant selon le goût, du rhum, du sirop de canne et du citron vert. On trouve dans l'archipel de nombreuses préparations artisanales vendues en bouteille et parfumées de divers fruits ou essences : citron, bien sûr, mais aussi mangue, vanille, etc.
Nous en terminerons avec la recette d'un « Punch roumain», due à Adolphe Torelli, qui, malgré notre flegme légendaire, nous a fait dresser les cheveux sur la tête : Dans un shaker avec de la glace pilée, deux cuillerées à café de sucre en poudre, un jaune d'œuf, un zeste de citron. Agiter. Ajouter une cuillerée à café de jus de citron, trois traits de curaçao, deux traits de rhum. Remplir avec du champagne, un peu de crème double. Remuer avec la cuillère, passer dans un gobelet en cristal. Saupoudrer de muscade et servir avec des chalumeaux ».
La patrie de Dracula et des hospodars chers à Guillaume Apollinaire réserve décidément bien des surprises !

 Vingt-trois heures :
un Rose au Ritz

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de vie
Guillaume Apollinaire

La vingt-troisième heure est celle de la digestion, du recueillement, de la méditation. Après les sensations puissantes d'un dîner où les saveurs se sont harmonisées aux conversations où les vins ont favorisé l'éclosion des émois, il importe de se ménager une plage de sérénité avant d'aborder les aventures, les avatars et les vicissitudes d'une nuit éthylique. Un peu de douceur, beaucoup de luxe, une once de majesté : ce mélange-là se nomme peut-être le« Rose», un cocktail beau (et gros) comme le Ritz. Sa recette originale fut mise au point en 1919 -à la grande époque où la présence américaine à Paris lança la mode des cocktails- par Johnny, barman du Chatham aujourd'hui disparu : un sixième de kirsch, un sixième de sirop de groseille, deux tiers de vermouth blanc. Remuer et ajouter une cerise à l'eau-de-vie.
De cette version originale sont nées maintes variantes, la plus répandue consistant à remplacer le sirop de groseille par du  cherry brandy (nous recommandons le Peter Heering, de fabrication danoise, qui possède ses propres ceriseraies).
Une autre variante, ou plus exactement improvement, est servie au Ritz, par l’excellentissime M. Bigot sous le nom de «César Ritz ». Il s’agit de combiner, dans un verre à mélange, deux tiers de vermouth rouge, un sixième de cherry brandy et un sixième de kirsch.
Quel que soit votre choix parmi les différentes nuances du « Rose », nous ne saurions trop vous recommander d’aller vous installer pour une digestion vespérale heureuse et sereine au bar côté Vendôme de cet établissement copurchic(1) que fonda César Ritz en 1898.
Evitez donc, croyez-nous-en- l’épuisante traversée de la galerie inrterminable qui conduit à L’Espadon, entre deux haies de vitrine en bronze au garde-à-vous où s'étalent mille inutilités de grandes marques q ui semblent sussurer: «À moi vos dollars ! à moi vos yens », à vous qui n'avez sans doute en poche que de modestes euros....
Plutôt, en effet, que d'aller invoquer les mânes d'Hcmingway au bar, coté Cambon, qui porte maintenant son nom et dont le décor – assez glauque évoque un aquarium frappé de deuil, installez-vous sous l'obscure clarté ... qui tombe du plafond à caissons du bar le plus proche de l'entrée principale.
1-Cet adjectif, à notre sens injustement délaissé, viendrait selon Edgar Monteil (in La Bande des Copurchics, Paris, 1886) du préfixe co- (du cum latin), de pur, ce large chapeau mou des étudiants qui remonte à Rubens, et de chic (lui-même dérivé de chicane, le chic étant l'art de se jouer de celle-ci). Cette étymologie nous paraît controuvée, et nous penchons pour cette autre: -copur serait une déformation de l'anglais copper (sou en cuivre), l'homme copurchic étant comparé pour son éclat à une pièce de monnaie parfaitement astiquée (de même que l'on dit : «propre comme un sou neuf»). Selon Dauzat, chic viendrait de l'allemand schick (tenue) « à une époque où l'officier allemand passait pour un modèle de maintien, sinon d'élégance», précise-t-il non sans quelque perfidie.
2. Ce décor suscite pourtant l'admiration de notre consoeur Marie-Aline Janneau, laquelle, dans son enthousiasme, attribue aux années trente le miroir plutôt kitsch qui domine le comptoir et qui fut installé en 1963, année où la salle fut entièrement refaite. Nous ne sommes certes pas de ceux qui lui jetteront la première pistache…
Là, Michel Bigot, qui préside non seulement aux destinées du lieu, mais encore l'Association internationale des barmen, vous préparera l'une de ces versions rosées, en harmonie avec les tonalités mordorées d'un décor impeccable, et vous décochera l'un de ces barman's smiles dont il a le secret. Malgré ses hautes fonctions et une science sans défaut dans la spécialité qui nous est chère, M. Bigot est en effet un homme simple et affable de qui émane l'autorité discrète de qui connaît à fond son domaine. On retrouve toutes ces qualités dans l'ouvrage qu'il a publié en 1986, Le Bar et ses cocktails, qui est à l'art de mélanger les alcools ce que Le Bon Usage de Grévisse est à la langue française - autrement dit, puisque nous sommes place Vendôme, un must. Dans l'euphorie qui petit à petit vous envahira, peut-être vous remémorerez-vous L 'Ode to the Ritz Bar, œuvre immortelle de J. Ainsworth Th. Morgan (1921), dont nous ne saurions priver plus longtemps les rares lecteurs qui ne l'ont point en tête : 

Ode to the Ritz Bar

"Good morning, Mister, Sir or Count.
"What will it be to-day?"
And Frank awaits the deft reply:
"The same as yesterday."
The noise of liquor, ice and shake;
A kingly mixing knack;
A sandwich, almond or a chip.
Then "bottoms-up" and "smack"!
"That's pretty good!" says he to Frank,
"I guess I’ll shoot one more!"
"Right, Mister, Sir or Count," says Frank,
"The morning rather raw !"
A "Rose", "Martini sec" or "Bronx",
They're all the same to Frank !
"A call for you er - Mr. Smith,
You're wanted at the Bank."
"Er - thank you, Frank, have you seen Jones ?
He said he'd meet me here."
"He juste stepped out the Cambon sicle,
He's had his morning beer."
"Un Porto flip pour vous, Vicomte?
Vite là, petit, du lait!"
"You're looking better, Mr. Brown,
Is this your first today?"
And so it goes from morn till night
And always you go back,
For never is your name forgot

By Frank the "Cracker Jack".

Bien que la relecture de ce petit joyau nous laisse sans voix, nous préciserons cependant que le Frank en question n'est autre que le grand Frank Meier, auteur de The Artistry of Mixing Drinks, d'où ces vers sont extraits, et chef barman au Ritz de 1921 (date à laquelle le premier bar du palace apparut) à 1947, qui fut celle de sa mort. Frank est un barman de légende, ami de tous les grands de ce monde, professionnel sans faille et moraliste à ses heures : «Savoir boire, écrivait-il, est aussi nécessaire que de savoir nager». Georges Scheurer, qui avait commencé comme chasseur, prit la succession de Frank, avant de céder la place à Michel Bigot. En soixante-dix ans, pas mal de choses ont changé; le bar Vendôme fut ouvert en 1962. Depuis longtemps déjà les crachoirs ont disparu et les dames ont été admises en 1936. Mais la tradition de la qualité reste intacte, et vous pouvez choisir n'importe quel breuvage sur la gigantesque carte composée par M. Bigot (plus de quarante cocktails) : l'exécution sera parfaite. Mais le devoir des noctambules est d'ambuler. Il faut donc s'arracher à cette oasis (si l'on peut ainsi qualifier une salle lambrissée de bois de pin de l'Oregon) et s'élancer dans la nuit, où brille la colonne honnie par Courbet, vers de nouveaux breuvages ...





Minuit au Trader Vic's
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx
L 'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Mallarmé

Quand vous lirez ces lignes, le Trader Vic's du sous-sol de l'hôtel Plaza à New York aura fermé ses portes - signe des temps ! C'est là qu'il y a une quinzaine d'années nous avions découvert une autre manière de concevoir le cocktail, une approche nouvelle et polynésienne due à Victor Bergeron, alias Trader Vic, qu'il diffusa dans tous les États-Unis et même en Europe (au sous-sol du Hilton à Londres, que nous recommandons vivement). Dans un décor surchargé et polynésien, très faiblement éclairé et bercé de musique hawaïenne, on servait dans des récipients de haute fantaisie des boissons aussi délicieuses que redoutables.
Comme l'écrit Trader Vic: «Vous savez qu'adios veut dire au revoir. Vous en buvez deux ou trois et c'est adios, croyez-moi, c'est adios... »
Sous les noms charmeurs d'«Aku-Aku », « Dry Float», « Machukona », «Mai-Tai» ou « Scorpion» (ce dernier toujours décoré d'un gardénia), toutes ces créations du maître étaient proposées sur une gigantesque carte illustrée. Notre esprit aventurcux nous a toujours portés vers le « Samoan Fog Cutter», dont voici la recette : deux onces de rhum léger, une once de cognac, une demi-once de gin, deux onces de jus de citron, une once de jus d'orange, une demi-once de sirop d'orgeat. Bien mixer et finir au sherry doux.
Dans un grand pot orné de danseuses tahitiennes à faire se retourner Gauguin dans sa tombe, on vous apporte donc le breuvage frais mixé. L'équilibre est parfait, jus de fruits et sirop laissent juste poindre la puissance des alcools. Il nous est arrivé, de ravissement, d'en boire un premier d'un trait. Trader Vic a raison: au troisième, on dit « adios » à la Toutes les boissons de ce type ont constitué une véritable révélation, un nouvel art du cocktail et ont fait la fortune de leur inventeur.
L’usage du mixer, du jus de fruits et de fruits frais mélés aux alcools (souvent le rhum) était tout à fait nouveau quand il l’introduisit juste après la guerre. Ces cocktails restent aujourd'hui très supérieurs aux nouvelles trouvailles pouacrées par l'excès des crèmes en tous genres.
Voici quelques autres classiques de Trader Vic's:
«Scorpion»: une once et demie de jus de citron, deux onces de jus d'orange, une demi-once de sirop d'orgeat, une once de cognac et deux onces de rhum léger. Au mixer avec de la glace.
Servir dans un verre évasé (type coupe à pamplemousse), ajouter des glaçons et décorer d'un gardénia.
«Zombie» : le jus d'un demi citron vert, une once et demie de jus d'orange, une once de jus de citron, un quart d'once de grenadine, une once de curaçao, une once de rhum léger et une once de « dark rhum» (rhum sombre jamaïcain, style Négrita).
« Aku-Aku », une boisson relativement inoffensive et, comme ses consoeurs, très rafraîchissante: le jus d'un citron vert, huit à dix feuilles de menthe fraîche, un trait de sirop de sucre de canne, une demi-tranche d'ananas, une demi-once de liqueur de pêche, une once de rhum léger. Au mixer électrique avec de la glace. Servir dans un grand verre à cocktail.
Ces cocktails restent aujourd'hui très supérieurs aux nouvelles trouvailles pouacrées par l 'excès des crèmes en tous genres.




Une heure :
un « Manhattan » Au Bidou Bar 
Manhattan est le nom de l'île sur laquelle la ville de New York est bâtie.
Robert Vermeire,
L 'Art du Cocktail.

Manhattan. - Origin somewhat obscure. Probably first called after a well-known club of that name, and not after an island to which previous reference has been made.
Arthur S. Crockette
 Old Waldorf Bar Days. 
Quoi qu'on en dise, en cette vie vouée sans relâche à l'ascèse, à l'oubli de soi-même que suppose, qu'exige même notre vocation de ne te rien celer – ô lecteur assoiffé de plus d'une manière - des cocktails et des repaires où ils se concoctent, il nous arrive de connaître parfois de mâles joies, des satisfactions autant élevées qu'intenses.
Ainsi, il y a de ça des lustres, un jour que nous étions en expédition scientifique dans la région dijonnais (nous caressions à l'époque - entre autres choses, Dieu sait, jeunot que nous étions ! un projet de thèse de troisième cycle sur la distillation du cassis qu’en même temps un ouvrage sur la moutarde pour lequel nous hésitions alors entre plusieurs géants de l'édition internationale), quelle ne fut pas notre joie d'être accueilli au bar du Chapeau Rouge, excellent hôtel sis dans la capitale bourguignonne, par... nous étions à cent lieues de nous y attendre... Guy, un ancien barman du Harry's !
Les Kirs, royaux ou non, mais fort chargés de cassis, comme on les fait là-bas, ne manquèrent pas de couler à flots assortissant peu à peu le nez de chacun à la couleur du chapeau en question...
Hélas, tout bouge, et depuis ces temps heureux, Guy le barman a pris une retraire bien gagnée. Il n'en est pas de même d'un autre vétéran du Sank roo doe noo (comme, en ses réclames, se surnomme soi-même le Harry's), nous voulons parler de Bob, le truculent patron du très parisien Bidou Bar. Pourquoi ne pas avouer notre prédilection pour les façades de bar en boiserie ?
Le bois, matière noble et vivante (ou qui, du moins, le fut), confère aux lieux qu'il orne un je ne sais quoi de cossu, de rassurant et de vaguement désuet qui immanquablement nous attire. C'est comme si le bois nous criait : « Bois !»... et nous entrons. Rarement entendîmes-nous plus pressant cette espèce particulière d'appel de la forêt qu'en passant par hasard, rue Anatole de La Forge, un certain soir.
La façade du Bidou Bar est sculptée d'un décor de gobelets et de dés à jouer très à propos, puisque le « bidou » est, en effet, un jeu de dés jadis fort répandu sur les comptoirs. Elle s’ouvre par des croisées à vitraux, qui protège de la lumière déjà faible pourtant qui baigne l’étroite ruelle. D’ailleurs, quand nous franchîmes ce jour-là (si l’on peut dire) le seuil du Bidou, la nuit était déjà, comme nous-même, très avancée.
Le décor n'a pas changé, grâce à la pieuse intelligence de Bob, depuis ce jour de 1940 où il fut inauguré, dans la trouble atmosphère vert-de-grisée et marché-noireuse qu'on peut imaginer, hélas. Ce qui n'ôte rien à la beauté des lambris de chêne s'incrustent d'admirables appliques, comme enlacées par des rubans de bois, des banquettes de moleskine, du comptoir majestueusement campé au beau milieu de la salle. Après de mutuelles effusions et quelques évocations irraisonnablement émues (nous n'étions plus tout à fait à jeun) du Harry’s de naguère, ce qui devait arriver ne manqua pas de se produire : il fallut «arroser ça».
Judicieux et inspiré, Bob fit mélanger à son barman rye-whisky - du Wild Turkey, s'il vous plaît ! - et vermouth rouge dans la proportion deux tiers - un tiers dans le verre à mélange rempli de glace, et nous pûmes ainsi porter quelques toasts, en dégustant des « Manhattan » qui eussent été parfait, n’eût été l’absence aussi fortuite que provisoire, des cerises.
Il n’est pas interdit (mais nous n’avions cure, ce soir-là, de tels raffinements,  d’écraser au fond du verre un sucre imbibé d'angostura.
L'arôme du Manhattan, puissant, calciné, sauvage et bitumeux, nous plongea dans une rêverie new-yorkaise nous nous représentions contemplant le soleil couchant en buvant ce même breuvage, attablé au dernier étage d'une de ces tours jumelles, géantes et mégalomaniaques qu'on nomme World Trade Center.. .
Car New York a une musique, un goût, une couleur et un parfum qu'on retrouve miraculeusement concentrés dans un verre de « Manhattan », comme est enfermé dans une boule en verre une chute de neige sur un village alpestre...
Une heure du matin: la rue était déserte. Dans le bar, au contraire se pressait une foule d'habitués qui venaient ici prendre leur élan pour une nuit qui n'avait pas, loin de là, dit son dernier mot. Conscient d'avoir encore beaucoup à faire, nous nous arrachâmes à la conversation déjà quelque peu ésotérique de notre hôte.
Dans la rue, pas un bruit, pas une fenêtre fermée, le XVIIème arrondissement se couche tôt. Nous nous souvînmes d'Édith Piat, qui habita quelque temps l'immeuble voisin avec Paul Meurisse. Elle admirait ses pyjamas impeccables, mais sa distinction l'agaçait. Quand elle s'était trop« engueulée» avec lui, elle allait prendre un verre au Bidou où elle retrouvait son amie Momonne, à qui elle confia un jour: « Paul est le premier homme que j'ai connu qui sente la lavande au lieu de sentir l'homme.»
Voilà un reproche qui mérite réflexion…


Deux heures
et quatre Daïquiri
 Je buvais un daiquiri double bien frais,
un daiquiri grandiose préparé par Constance
qui n'avait pas le goût de l'alcool
Ernest Hemingway

Il arrive un moment de la nuit où, «lassé de picons et d'absinthes » comme il est dit dans un poème de Georges Fourest, on a envie d'une fraîcheur sucrée mais sans excès : le rhum est alors la base qu’il faut choisir. Par rhum, entendez un rhum léger et non pas un alcool vieilli qui s'apparente davantage à un cognac. C'est cette légèreté qui a fait le succès de la maison Bacardi, notamment le blanc, le seul, selon un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis, à pouvoir rentrer dans la composition d'un «Bacardi Cocktail».
C'est un vieux classique qu'on trouve dans les plus anciens livres : un demi-verre de Bacardi, un jet de sirop de grenadine, le jus d'un quart de citron. Bien agiter et servir. Cette boisson, à la fois délicieusement puissante et rafraîchissante, a été, depuis la guerre, supplantée par un proche cousin : le « Daïquiri ».
La grenadine y est simplement remplacée par du sucre, ce qui a popularisé ce cocktail. Daïquiri serait même le surnom du propriétaire, Constantin de Rivalaïqua, qui, le prit en 1918 pour en faire le temple des boissons mélangées Caraïbes. Joseph Hergesheimer, dans son San Cristobal de Habana, livre plein de sagesse sur l'art de boire, fumer des cigares et bien vivre en général, en a laissé un témoignage alléchant : « Le moment du daïquiri était arrivé. Il s'agissait d'une subtile composition, elle portait ma satisfaction à un niveau encore plus élevé. Le cocktail posé devant moi était sans doute une dangereuse mixture car elle contenait, dans son bol légèrement embué de sucre en poudre, le germe d'une méprisante indifférence au destin : elle libérait l'esprit de toute responsabilité. Abolissant le passé et l'avenir, elle procurait un sentiment de supériorité soudain et maîtrisait pour un moment nos célèbres, nos éternelles angoisses.
Certes, c'était bien là le danger des breuvages intoxiquants habituellement préparés ... Le mot « intoxiquant» rendait parfaitement compte de leur pouvoir, de la menace qu'ils constituaient pour une résignation monotone et disciplinée ... Ce mot, pensais-je ensuite, que les moralistes avaient avili en lui enlevant son sens premier d'extase ... Mais là, devant un daïquiri bien frais, un brin de fleur d'oranger à ma boutonnière,  il ne signifiait plus rien.»
Andie Demaison, dans Les Nouvelles littéraires, partage ce sentiment quand il chante « el Floridita, où l'on boit les meilleures boissons du monde et le daïquiri à base de rhum blanc».
Bref, El Floridita, c'était quelque chose, et il n'est pas surprenant qu'Hemingway, qui passa le gros des vingt-deux dernières années de sa vie à La Havane, en ait fait une de ses étapes favorites. On l'y voyait régulièrement, dans ce décor Regency d'après la guerre, ingurgiter sa boisson favorite. Dans un livre publié en 1939 par cette vénérable maison, on trouve quatre recettes de bases qui sont des variantes sur un thème donné.
 « Daïquiri » 1 : deux on ces de Havana Club light dry, une cuillerée de sucre, le j us d'un demi-citron, glace frappée. Agiter et servir frappé.
 « Daïquiri » n° 2: deux onces de Havana Club light dry, une cuillerée de sucre, une cuillerée de jus de pamplemousse, une cuillerée de marasquin, le jus d'un demi-citron vert, glace frappée. Agiter et servir frappé.
 « Daïquiri » n° 3: deux onces de Havana Club light dry, une cuillerée de sucre, une cuillerée de marasquin, le jus d'un demi-citron vert, glace frappée. Agiter et servir frappé.
 « Daïquiri » n° 4: deux onces de Havana Club light dry, une cuillerée de sucre une cuillerée de marasquin, une cuillèrée à café de sirop de grenadine, glace frappée. Agiter et servir frappé. Il serait frustrant pour le lecteur arrivé à ce point de ne pas suivre Hemingway dans ses tournées havanais-  et de passer sous silence son autre boisson favorite : le « Mojito ».
C’est un rêve sous forme de boisson dont on peut ingurgiter des quantités énormes sans trop de dégâts : mettre deux cubes de glace dans un verre haut ; jus de citron; une demi-cuillerée de sucre, deux gouttes d'angostura amer, deux onces de Havana Club light dry; remplir le verre d'eau petillante et decorer de menthe fraîche.
Ce délice fait toujours la joie des touristes (de plus en plus nombreux) qui visitent La Havane et font un pèlerinage dans ses hauts lieux de l'imbibation, qui ont été pieusement conserves : Messieurs Bacardi s'étant réfugiés à Porto Rico, le rhum qu’on sert de base aux mélanges est du Havana Club, fabriqué dans leurs anciennes distilleries et que nous recommandons vivement.
Faute d 'être plus souvent à Cuba, et pour rester dans la tradition nous aimons à boire notre « Daiquiri » au Forum, dernier grand bar du quartier de la Madeleine après la « reconversion » du Primo's et la fermeture du Yearling. L’exterieur mi-bois mi-carreau de verre n'a pas changé et, une fois franchie la double porte, il s'offre un choix que nous apprécions d'autant plus qu'il est rare : la salle ou le bar, protégé par une cloison. Selon son humeur et si l'on est seul ou accompagné, on peut soit aller bavarder avec le barman, soit s'installer dans les confortables fauteuils de cuir. Sous l'implacable houlette de Jean Biollatto et de Christian Maas, son directeur, le Forum perpétue fièrement la tradition du bar américan; on a juste rajouté deux vieux juke-box qui distillent du rock'n roll et quelques images de bandes dessinées agrandies (que nous comprenons moins...);  ajoutez une calandre d'Alfa Roméo et une très belle vitrine de shakers anciens, et le décor est planté. Tout ce qui se « shake » au Forum est parfait. Dans le cas du Daïquiri, c'est primordial, car un citron pressé trop à l'avance ou un excès de sucre rendent le mélange ou trop acide ou écoeurant. Un jour de l'hiver 1975 où nous étions à New York, un ami nous convia dans le bas de la ville à découvrir un restaurant le nouveau lieu à la mode, le 1/5th, situé 1, 5th Avenue ...
Surprenant décor récupéré d'un paquebot de croisière qui coula il y a bien longtemps ... C'était le temps où New York découvrait l'Art Déco et là, ils en avaient pour leur argent, les petits chéris ! Du personnel en smoking ou en habit au mobilier, des couverts aux menus, tout était parfait. Avant de dîner (médiocrement comme dans les endroits dans le vent !), nous passâmes au bar. Le cocktail du jour était un « Strawberry-Daïquiri », un Daïquiri à la fraise ! Nous en commandâmes un deuxième pour vérifier, encore un autre : c'était formidable ! La fraise passée au mixer faisait avec le rhum une mixture diabolique…
Depuis, le « Daïquiri aux fruits» a franchi l'Atlantique et c'est un peu partout qu'on peut le déguster normal ou Frozen (glacé) dans des gammes de parfums infinies. Le « Frozen Daïquiri » se fait comme un Daïquiri normal, mais on le passe au mixer, ce qui broie la glace. Si l'on ajoute un fruit, il est réduit en purée en même temps. Le seul danger est qu'on arrive facilement à une bouillasse infâme, soit trop glacée (et on n'a pas commandé de granité), soit proche de la compote (qu'on n'a pas commandée non plus). Difficile problème car les bars américains purs et durs répugnent à utiliser le mixer et, là où mixer il y a, c'est souvent le barman qui fait défaut. Saluons donc des endroits comme La Mousson, à Paris, qui maîtrisent parfaitement le problème ! Pour finir et pour votre usage personnel, nous vous donnerons la clé de la réussite du« Daïquiri aux fruits » : pas trop de fruit (par exemple, si vous choisissez la banane, une seule rondelle suffit) et pas trop de glace pour éviter de le flotter.

Trois heures
un Mint Julep
« "Nous nous installons autour de mint-juleps."
 - Qu'est c'est que ça? - Des fleurs?
 - Des coquillages? Ils devraient expliquer les mots difficiles. »
Raymond Queneau, Loin de Rueil

A trois heures du matin, il arrive qu'on ait besoin d'un petit remontant. La menthe, comme chacun sait, en est un. Quant au whisky, ses vertus de petit remontant ne sont plus à démontrer. Surtout le bourbon ! Un enfant au biberon conclurait sans peine, à l'écoute de ces prémisses, que le petit remontant qu'il vous faut à trois heures du matin, c'est le« Mint Julep». Le mot julep vient du persan gul-âb qui signifie «eau de rose». Passé par l'arabe, l'espagnol et le provençal, son sens a évolué pour finalement devenir le synonyme d'excipient. Le caractère stimulant de notre cocktail ainsi que la présence d'une herbe médicinale dans sa composition semblent expliquer pourquoi la langue anglaise reprend ce terme de l 'ancienne pharmacopée. C'est le captain Frederick Marryat qui importa ce breuvage d'Amérique en Grande-Bretagne. Cc marin au long cours, auteur de nombreux romans d'aventures destinés à la jeunesse, consigna par écrit dès 1815 une formule de «Mint julep» à base de menthe fraîche et de brandy dont il assura qu'elle était «aussi irrésistible que la femme américaine». De nos j ours, la recette devenue classique s'est ainsi fixée: écrasez au fond d'un tumbler cinq ou six feuilles de menthe fraîche avec une cuillerée de sucre en poudre et une d'eau jusqu'à complète dissolution du sucre, versez une mesure de bourbon, emplissez le verre de glace pilée. Remuer. Décorez de quelques  brins de menthe givrés au sucre et servez avec des pailles. On trouve évidemment dans la littérature cocktailière une inépuisable quantité de variantes, dont celle, particulièrement gourmande, que propose Alphonse Allais dans Le Captain Cap :  « Pilez quatre branches de cette plante avec une cuillerée de sucre en poudre, ajoutez un verre de cognac, remplissez de glace pilée, un verre à liqueur de Chartreuse jaune, finissez avec de l'eau, bien remuer. Trempez dans du jus de citron une branche de menthe que vous piquez au milieu du verre. Ajoutez fruits de saison, versez sur le tout, sans remuer, petite quantité de rhum. Saupoudrez de sucre... » On peut, à partir du même schéma, préparer des juleps avec du gin, du cognac, du champagne ou du sauternes. La base reste la menthe pilée. Pourtant, curieusement, celle-ci est absente du « Pincapple Julep» du professeur Jerry Thomas (pour six personnes) : Dans une jatte remplie au quart de glace pilée, verser le jus de deux oranges, un verre de vinaigre de framboise, un verre de marasquin , un verre et demi de gin et une bouteille de moselle ou de saumur pétillant. Ajouter les morceaux d'un ananas « dépecé à la fourchette d'argent» (Le Huby). Remuer et servir décoré de fruits de saison. La recette la plus tradition nelle nous semble une fois de plus la meilleure. En effet, le parfum puissant et irremplaçable de la menthe fraîche - que nul sirop, extrait ni liqueur, ne saurait suppléer - exalte parfaitement le haut goû t de céréales des whiskies américains. Selon l'humeur, on utilisera le bourbon - très corsé et de couleur sombre -, ou le rye au fort parfum de seigle. Quoi qu'il en soit, le « Mint Julep » évoque les vérandas les rocking-chairs, les nuits torrides, les femmes fatales drapée de lin, les boys empressés et ambigus, les ventilateurs à lourdes pales, d'une lenteur insupportable, les pipes de maïs et celles aussi, d'opium ... Voilà qui nous conduit to ut droit à ... la Bastille : puisqu’il s'y trouve un bar baigné de cette atmosphère tropical et qui justemcnt s'appelle La Mousson. Cet établissement, que nous n’hésiterons pas à qualifier de «branché», s'est visiblement inspiré pour son décor de quelques films-cultes du genre Port de l'angoisse. Faute d'y rencontrer Marcel Dalio en flanelle blanche  ou Lauren Bacall, permanentée malgré la canicule, vous y serez servi par des jeunes gens habillés à la dernière mode et d’une exquise courtoisie. Le fonds musical, pour une fois intelligent, se promène entre 1930 et 1950. Otre le Mint Julep, qui ne figure pas à la carte, mais qui est, à la demande, impeccablement préparé, vous pourrez choisir parmi toute une gamme de classiques courts ou longs, nous recommandons pa rticulièrement le « Daïquiri » du j our, au fruit de saison. Ceux qui regardent à la dépense doivent savoir qu'à l'instar des bars d'Amérique, La Mousson pratique happy hours, chaque dimanche de 19 à 2 1 heures: entendez par là que toutes les boissons sont alors à moitié prix ! (il faut, croyons-nous, souligner la qualité d'un des rares bars de la capitalec qui ne soit ni une vieille adresse, ni un bar d'hôtel, mais un vrai bar, avec un vrai barman capable de préparer de vrais cocktails.

Quatre heures :
un Blue Lagoon
au Harry's Bar

Pas de mets qui soient bleus,
pas de breuvages qui soient d'azur.
C'est ainsi que le Créateur
réservant celle couleur pour le Ciel,
a voulu nous en indiquer l'immatérialité symbolique.
Alphonse Allais

Quatre heures, tourna n t de l'aube, moment (au sens étymologique de cette pichenette qui fait pencher la balance) où l'on hésite à rentrer chez soi ou à blanchir irrémédiablement sa nuit, c'est-à -dire à continuer de se noircir. Si l'on opte pour la seconde solution, il importe de se rendre dans un bar où règne une suffisan te animation pour faire oublier que le jour menace, que bien des noctambu les sont déjà sur le chemin de leur lit.
Nous ne saurions trouver mieux en la circonstance que le Harry's Bar, et la boisson qui s'impose à cette heure décisive est le« Blue Lagoon», cocktail par excellence des amours naissantes et des amitiés retrouvées. Il est des lieux si forts que le temps ni les hommes ne paraissent sur eux avoir prise. Si mythiques, aussi, que l'imagination vous empêche de les voir lorsque vous les visitez pour la première fois. Si harmonieux, enfin, qu'il vous semble les avoir toujours connus.
 C'est en 1911 que le jockey Tod Sloan, associé à un certain Clancey, fonda le New York Bar à l'adresse qui devait vite devenir célèbre sous la forme phonétique du Sank Roo Doe Noo. Dans Fantôme à vendre (René Clair, 1935), un Américain transporte pierre par pierre un château écossais pour le reconstituer quelque part au Texas; Clancey suivit la démarche inverse: il fit démonter le décor d'un bar qu'il possédait à New York et le reconstruisit là où nous pouvons encore l'admirer. Harry Mac Elhone fut engagé comme barman et prit une part dans l'affaire en 1923. Ce qui avait été à l'origine- comme beaucoup de bars américains de cette époque - un rendez-vous du monde hippique, devint rapidement celui des célébrités des arts, de la littérature, du spectacle et du sport: Guynemer, Hemingway, Fitzgerald, le duc de Windsor, Carpentier, et plus tard Sartre, Jeanson, Achard, Brasseur, Moreau, Dietrich, Duras ...
Arrêtons ici une énumération qui ne saurait être qu'incomplète et revenons au passé. Il faut savoir que de nombreuses inventions qui bouleversèrent l'univers éthylique se firent en ces lieux:
. 1921 : invention du «Bloody Mary» par Pete Petio qui, Dieu merci, n'est lié que par une fâcheuse homonymie au docteur de sinistre mémoire  (recette à «onze heures»).
. 1925: invention du « Harry's Pick-me-up ». (Cette même année vit au Harry's Bar servir le premier hot-dog en France) : un tiers de jus de citron, deux tiers de cognac, deux traits de grenadine. Agiter, verser dans un tumbler et finir au champagne .
.1929 : invention du «White Lady» par Harry Mac Elhone: un tiers de jus de citron, un tiers de crème de menthe blanche, un tiers de Cointreau. Agiter. Cette formule, datant de 1919, fut modifiée par son auteur en 1929 en remplaçant la menthe par du gin. Nous préférons, pour notre part, la version originelle.
. 1931: invention du «Sicle-Car» par le même (recette à «dix-neuf heures»).
En 1924, Harry Mac Elhone fonde avec son compatriote O. O. Mc Intyre ce qui devait être une société secrète des plus fermées et des plus convoitées, avec signes de reconnaissance et règlement ésotérique: l'IBF ou International Bar Flics a le Harry's Bar pour berceau. Elle se définit comme «a secret and fraternal organization devoted to the uplift and downfall of serious drinkers ». En 1958, à la mort de Harry, son fils Andy reprit le flambeau sans que le bar fermât un seul jour. Il s'est ouvert des Harry's Bars un peu partout dans le monde, dont ceux de Venise (1931) et de Florence (1953) qui reçurent l'autorisation de Harry. Mais seuls les Harry's New York Bars de Munich, Montreux et Salzbourg dépendent de la maison mère.
A travers les années, le Harry's reste cc fabuleux melting-pot capable de créer un lien entre l'étudiant anglomane devant sa Guinness, le cadre à la poursuite de la mode qui le fuit, l' Américain imbibé et nostalgique, le monsieur entre deux âges qui jure ses grands dieux n'avoir jamais (sauf en smoking) mis de pantalons sans bas relevés et qui ne se résout pas à rentrer chez lui, les deux jeunes femmes pouffantes dont l'une est plutôt jolie, le véritable alcoolique qui fait un instant frissonner la styliste échappée du quartier de la Bastille, le jeune et joli couple qui fait envie et ne boira qu'un seul verre, les trois vendeuses quinquagénaires qu'on a déjà rencontrées, hilares, place Saint-Marc ou sur les Ramblas, l'Antillais mystérieux accompagné d'une non moins mystérieuse blonde, les copains rugbymen et l'auteur de ces lignes, parfois nostalgique, songeant à toutes ces années ...
 2 janvier 1966 : Charly Lewis, alors« at the ivoiries » au sous-sol, nous dédicace son album  Six jazz Studies for Piano (éd. Léon Agel, 1945).
Délicieux personnage, un peu lunaire, rêvant le plus souvent à son Brooklyn natal en mâchonnant les glaçons d'un whisky trop vite achevé, mais que nous parvenions quelquefois à tirer de sa torpeur très «piano-bar» pour lui faire exécuter un boogie-woogie ma foi presque énergique. Aujourd'hui que Charly a déserté le basement (pour quelle étrange demeure?), nous hantons plus volontiers le rez-dechaussée où règne jusqu'à la fin de l'après-midi une tranquillité propice à la méditation transcendentale autant qu'à la lecture de Paris-Tuif.
C'est là, parmi les boiseries immémoriales et les blasons impavides, après avoir franchi la double porte de saloon et admiré une ènième fois la collection de whiskies réunis dans la haute vitrine en face du comptoir, que nous avons découvert, au cours d'une longue nuit qui fut nécessaire pour réconcilier deux vieux amis (fàchés pour une raison qui, comme il se doit, avait depuis belle lurette été totalement oubliée), les joies de ce cocktail convivial par excellence qu'on appelle« Blue Lagoon».
Quelque part (est-ce dans L'Anabase ou dans La Cyropédie ?), Xénophon décrit la coutume de je ne sais quelle peuplade barbare d'Asie centrale qui consiste à s'abreuver «comme des boeufs », collectivement, dans un gigantesque cratère empli de vin.
Depuis, nous avons inventé la paille. À ce progrès d'hygiène près, c'est toujours ce même rite de convivialité barbare que nous célébrons autour du «Blue Lagoon». Il ne s'agit en effet de rien d'autre que de siroter à deux, trois, ou davantage, à l'aide du nombre nécessaire de chalumeaux, le contenu d'un saladier renfermant le mélange suivant: un tiers de curaçao bleu, un tiers de vodka, un tiers de jus de citron. Agiter. Verser dans un bol au centre duquel un îlot de glace pilée est moulé. Alentour barbotent quelques tranches d'orange et de citron, en compagnie de deux ou trois cerises à l'eau-de-vie. Cette subtile invention d'4 Andy Mac Elhone date de 1960. La couleur en est réjouissante, le goût témoigne du sens impeccable de l'équilibre qui caractérise son talent. Mais surtout, le trait de génie réside dans cet aspect collectif qui autorise tous les rapprochements, suggère toutes les complicités. Partager un «Blue Lagoon» n'est jamais dépourvu de sens - nous allions écrire: n'est jamais innocent. Si le baiser est, comme l'a dit un poète, «un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer», le« Blue Lagoon» est un reflet bleu dans le premier regard qu'échangent ceux que réunit, au Harry's, un inaugural et fatidique rendez-vous.

Cinq heures :
 le Black Velvet

Que la vie est ennuyeuse
à cinq heures el demie
de ce petit matin en berne.
Jean Cocteau

Il arrive parfois qu'on ait, après avoir bu des alcools astringents en quantité, une irrésistible envie de bière ... C'est une des envies les plus difficiles à maîtriser, car le désir de longues goulées de liquide amer et moussu ne connaît pas de succédanés. Une bière ou rien - telle est la situation.
Cela étant, cervoise et cocktail riment fort peu. Nous laissons avec mépris aux beuveries teuronnes la grossière alternance de la bière et du schnaps. La seule (et miraculeuse) exception nous vient d'Irlande: c'est le « Black Velvet », velours noir fort bien nommé.
C'est à la fin des années soixante que ce magique breuvage nous fut révélé; il allie la douceur crémeuse de la mousse à l'acidité du champagne qui vient elle-même rehausser l'amertume de la bière -bref un chef-d’oeuvre, une alliance aussi surprenante que détonante qui, conseil d'ami, doit se, consommer avec modération.
D'autant que rien n'est plus facile a faire qu un « Black Velvet » : point besoin de shaker ou de verre à mélange moitié Guiness, moitié Champagne, et le tour est joué. On peut donc se le concocter aisément quand on rentre chez soi et qu’on désire, par une boisson vigoureuse et allongée, garder la saveur de la nuit...
La bière sera, bien sûr, dans ce cas en bouteille, ce qui est bien, mais ne peut se comparer à la Guinness pression. Si la première est crème, la seconde est double crème, amer et voluptueux liquide qui gorge le palais de sa nourissante caresse. Peu nombreux, hélas ! sont les bars qui proposent ce nectar. C'est chez eux qu'il faut aller boire le «Black Velvet ». Le Bar romain, un des survivants du début de ce siècle, a notre préférence. Son décor unique justifie son nom. Dans des encadrements de bois sombre, des fresques du plus pur style pompier évoquent la Rome antique et, comme si cela n'était pas suffisant, vous vous assiérez sur des chaises curules (peu confortables d'ailleurs) ou des tabourets en forme de colonne.
Longtemps tenu par M. et Mme Papillon qui, outre leur excellent accueil, furent, quand c'était à la mode, des copocléphiles de pointe, le bar a gardé toutes les qualités gui l'ont rendu célèbre et en ont fait un rendez-vous des vedettes de l'Olympia tout proche: un steak tartare qui se proclame non sans justesse le meilleur de Paris et les cocktails, dont un« Black Velvet» parfaitement dosé, dont la couleur s'harmonise parfaitement à la pénombre ambiante. Nous buvons ce breuvage avec bonheur l'hiver, quand il fait froid et hostile, et la nuit dont il a (comme les publicitaires l'ont finement remarqué) la couleur.

Six heures :
 les Cocktails assassin
Mescal : la boisson que jamais
je ne puis,
même en la portant à mes lèvres,
croire
réelle.
Malcolm Lowry


A six heures, la nuit vacille.
Peu à peu, les bars se sont vidés ...
Il nous souvient d'un matin où nous avions inauguré un pub à Saint-Germain-des-Prés: les heures passant, nous nous étions retrouvés six inconnus autour d'une table, seuls et derniers pochards à fèter l'événement sous l'oeil réprobateur du personnel épuisé qui ne pensait qu'à dormir. Plusieurs fois, l'un d'entre nous tomba, immédiatement ramassé par ses voisins et nous nous serrions les coudes jusqu'à ce que le jour vînt enfin nous chasser. À six heures. on doit effectivement se serrer les coudes : la lassitude gagne, mais certains jours (nous devrions dire « nuits»), l'envie, la passion de faire la fête est la plus forte. C'est l'heure de se tourner vers les magiques flacons mexicains . Téquila et mescal sont d eux proches cousins, issus de deux variétés proches de magey (sorte de cactées) que les Espagnols eurent la bienheureuse idée de distiller dès le XVIl" siècle. La tequila, de fabrication industrielle, est distillée à la vapeur et donne un alcool qui titre de 38 à 40°; le mescal, distillé artisanalement, est cuit préalablement dans un four en terre et titre 43°.
 C'est à ces heures terribles qu'il convient de fraterniser avec l'ombre de
alcolm Lowry, l'immortel auteur d' Au-dessous du volcan, dont nous avons cité une des phrases les plus révélatrices. Mais où est la réalité, de toute façon, quand le Consul revient rôder parmi nous ? Longtemps tequila et mescal furent introuvables en France pour de byzantins problèmes de réglementation, le gunzan (chenille qui loge dans le magey) que les Mexicains mettent traditionnellement dans chaque bouteille posant problème...
Enlevez la chenille et le tour est joué: c'est ainsi qu'apparurent en France les premières bouteilles de Tequila.
Restait le mescal qu’un consulaire jeune homme qui se cache sous la raison sociale d’ »Ultramarine » alla traquer jusqu’à Matatlan, dans l’état d’Oaxaca. Il le diffuse aujourd’hui dans quelques trop rares établissements.
 Le Martial, récemment fermé de manière que nous souhaitons provisoire, était de ceux-là.
Dans ce superbe décor 1950 rafraîchi avec bar aux deux étages, les alcools mexicains coulaient à flot jusqu'à l'aube. Le cocktail emblématique de la maison - Le « Martial» - est à lui seul tout un programme : tequila, mescal, kaluha (liqueur de café). Le «Pilotage automatique» (bien nommé) est un champagne-mescal (ou tequila, selon votre goût). Mais, aux heures avancées de la nuit, une boisson plus magique encore est là pour réveiller nos sens : la « Tequila rapido. Il s'agit d'un nouveau cocktail, une véritable invent ion qui date de ces dernières années et nous vient (si nous sommes correctement informés) de Californie.
Il sied à notre époque de stress, de violence et de défonce. Comme nous le faisa it remarquer non sans humour un jeune barman, c'est un cocktail destroy) - et il est vrai que nous sommes bien loin des petites boissons sucrées qu'on goûte du bout des lèvres ...
Il était ici servi par une gracieuse officiante harnachée non seulement de verres et de bouteilles mais encore de bas et porte-jarretelles noirs, ce qui ne retirait rien, bien au contraire, au plaisir de boire.
La recette est géniale dans sa simplicité : Dans un petit verre, versez la tequila et, en proportion égale, du Schweppes Indian Tonic - attention, pas trop de liquide ! Vous couvrez le tout d'une serviette et frappez un coup tres sec sur la table : si les proportions sont bonnes, les deux breuvages s'unissent en une mousse impalpable que vous avalez d'un trait, très vite sans la laisser retomber. C'est fulgurant : en moins d'une minute l'alcool vous monte au cerveau. - una patada, diraient les Mexicains – un flash, dirions-nous en langage moderne et photographe que l’effet et miraculeux et tient en fait plus de la drogue que de l’alcool qui nécessite de grandes quantités et un long temps de latence pour procurer l'ivresse…
Une deux trois « Tequila rapido », et vous voila catapulte dans la folie nocturne. Alors qu'autour de vous tout s'étiole vous retrouvez l'énergie, le délire, le plaisir de la nuit et vous êtes prêt à finir le parcours !

Sept heures
Le Châtiment
J'ai déjà eu l'occasion, j'imagine, de parler de ces réveil-morts de Jeeves et de l'effet qu'ils produisent sur un gars qui ne tient plus à la vie que par un fil.
P.C. Wodehouse

Le châtiment Cocktail-désespoir : remplir à moitié le shaker de glace et d'eau de Cologne, mettre deux gouttes d'alcool de menthe de Ricqlès, un doigt de shampooing, secouer, servir mousseux avec des pailles dans un verre à dents.
Jean Cocteau


Sept heures est l'heure fatidique (comme le chiffre sept) où le Ciel se décide en général à faire tomber le châtiment qu'il mérite sur la tête du fêtard jusque-là impénitent - mais soudain pénitent, ô combien! La lune pâlit, la lumière se fait glauque, les trottoirs se livrent aux éboueurs, et votre crâne fait tout ce qu'il peut pour vous faire croire qu'il va exploser d'un instant à l'autre. Qui plus est, pour des raisons qui vous échappent entièrement, une gigantesque tache - est-ce de sauce mayonnaise ?-s'étale voluptueusement sur votre cravate, et votre veston, aperçu dans un de ces miroirs qui guettent sournoisement le passant à certaines devantures sadiques, semble avoir élé longuement enfermé, roulé en boule, dans une minuscule aumônière avant que vous l'ayez endossé.
Les auteurs de ces lignes, conscients de la part de responsabilité qu'ils ont de cet état de choses, ne sauraient rester sans tenter de vous en sortir. Depuis le temps que le genre humain s'applique à ruiner sa santé en se vautrant dans la débauche, mille et un remèdes à la GDB ont été inventés.
On peut les ranger en trois principales familles : les médicaments, les recettes de bonne femme et les mélanges alcoolisés qui prétendent soigner le mal par le mal. Nous n'avons pas à nous étendre ici sur la première catégorie, au sein de laquelle chacun trouvera son bonheur dans les diverses préparations à base d'aspirine, carbonate de sodium, etc., qu'offre le commerce pharmaceutique,
Citons en revanche la formule du « Tipsy Cure» proposée par Dagouret : dix grammes d 'acétate d'ammoniaque, quatre grammes de chlorure de sodium (sel), cinquante grammes d'infusion concentrée de café, vingt grammes de sirop de gomme. Remuer. Boire en deux fois, à un quart d'heure d'intervalle.
Quant aux remèdes de bonne femme - ils sont légion -nous n'en citerons qu'un, fort efficace (mais, il faut le savoir franchement émétique), que nous tenons d'une vieille dame russe dont le fils nous accompagna plus d'une fois dans une lutte sans merci, sinon toujours à notre avantage, contre une armée de bouteilles de vodka : dissoudre une cuillerée à café de sel fin dans un petit verre d'eau chaude. Boire d'un coup.
La troisième catégorie est la plus sympathique, sinon la plus curative. Elle nous ramène en tout cas au vif de notre sujet. Il s'agit, en effet, purement et simplement de cocktails, mais auxquels il est supposé une vertu tonique, stimulante ou réparatrice. Beaucoup d'entre eux se rangent dans la catégorie des pick-me-up, autrement dit «requinque-moi ».
 Commençons - à tout seigneur... - par celui qu'inventa Andy Elhone au Harry’s en 1925 : celui-là est humain.
D’autres le sont moins qui paraissent tirer leur inspiration de je ne sais quelle politique du pire ou, plus simplement, du sadisme de leur inventeur.
Ainsi, le « Courchevel Pick-me up » : dans le shaker rempli de glace, mélanger un œuf et une mesure de pernod.
Ou, plus pervers peut-être encore le « Hangover Pick-me up » ! Dans le shaker rempli de glace: un oeuf, trois cinquièmes de porto rouge, un cinquième de Bénédictine, un cinquième de crèmc fraîche. Ces deux tentatives de meurtre sont signées Giorgio Gianoli.
D'autres formules, Dieu merci, reposent sur de plus sages principes, notamment sur les propriétés dépuratives des amers. Ainsi le « Fernet Cocktail», tout simple : dans un verre · à mélange rempli de glace, verser moitié cognac, moitié Fernet-Branca, un trait d'angostura, deux traits de sirop de gomme. Servir avec un zeste de citron.
Arrêtons ici cette énumération d'autant plus pénible qu'elle nous fait pour ainsi dire souffrir les âffres de ceux qui, en proie aux tortures d'un matin difficile, ont le courage de les aviver par l'absorption de tels breuvages ...
 Voici tout de même, pour être versée au dossier de cette famille de boissons, une convaincante plaidoirie signée P.C. Wodehouse, sous forme d 'une saisissante étude phénoménologique des effets de ce qu'il nomme «réveille-mort»: « [ ... ] l'effet produit est foudroyant. « Pendant peut-être un quart de seconde, rien ne se produit. On dirait que la Nature entière attend, retenant son souille. Puis brusquement, tout se passe comme si les trompettes finales sonnaient, annonçant un Jugement dernier d'une exceptionnelle rigueur. «Des feux de joie s'allument dans tous les coins de la carcasse. L'abdomen s'emplit de lave brûlante. Un grand vent semble balayer le monde et le sujet a conscience que quelque chose qui ressemble à un marteau-pilon lui martèle la base du crâne. Pendant cette phase, les oreilles bourdonnent violemment, les yeux tournent dans leur orbite et les sourcils sont agités de tics nerveux. «Et puis, juste au moment où l'on se dit qu'il serait temps de téléphoner au notaire pour mettre ses affaires en ordre avant qu'il ne soit trop tard, la situation s'éclaircit brusquement. Le vent tombe, les oreilles cessent de bourdonner, les oiseaux pépient. Un orchestre se met à jouer. Le soleil apparaît d'un seul coup à l'horizon.
« Un instant plus tard, vous n'éprouvez plus qu'une grande sensation de paix.» Pour nous, il faut l'avouer, nous n'avons jamais eu la témérité de tenter ce genre d'expérience. Lorsqu' il nous arrive -de plus en plus rarement, nous en faisons sur l'heure le serment solennel (et Dieu sait que, de serments, nous ne sommes point avare !)-, lorqu' il nous arrive, donc, d'éprouver au matin quelque fatigue, voire un certain malaise, c'est au bon vieux rince-cochon que nous confions le soin de nous rendre goût à la vie.
Bien que son nom contienne ce qu'il faut d'opprobre pour convenir à l’heure où douleurs et remords assaillent le pécheur (l’ivrognerie n’est-elle pas le plus judéo-chrétien de tous les plaisirs ?), le rince-cochon reste à peu près buvable et peut à la rigueur être considéré comme un véritable remède.
Il est si facile à faire que, dans l’état en question, on peut encore le préparer : vin blanc glacé, un trait de sirop de gomme, un jet d’eau de Selz ou, à défaut, un peu de Perrier. (Il est permis d'égayer la recette en utilisant du sirop de citron .)
Nous préférons personnellement nous livrer à la délectation morose du rince-cochon (puisque, alors, selon Farnoux Reynaud, «la distinction fout le camp») accoudé à quelque zinc blafard où, nous autres noctambules au bout du rouleau, côtoyons le spleen matutinal de ceux que la nécessité de gagner leur pain a privés de trop d'heures de sommeil.
Parmi les milliers de ces zincs blafards où le Parisien peut se réfugier à cette heure pour nettoyer d'un rince-cochon son organisme encrassé par la fête - ou bien d'un café, son cerveau embué de sommeil-, nous avons toujours eu une prédilection pour le comptoir du Pigall's, dont l'admirable décor est capable d'illuminer les humeurs les plus glauques. Il y a, en effet, une gaieté dérisoire, une beauté de pacotille, bref toute la splendeur du kitsch dans ce cadre conçu par Lecoq en 1952 dans le plus pur style de cette époque aujourd'hui ressuscitée par nos branchés.
On croirait avoir soudain pénétré clans une planche de Spirou. L'État n'est point resté indifférent à ces merveilles, puisqu'il a classé tout cela, en particulier le comptoir, qui est, ainsi que la direction de l'établissement l'affiche avec une légitime fierté, en catégorie CE.
Grisés par la polychromie audacieuse que forment le plafond, les luminaires, les verres, nous sirotons notre blanc gommé en compagnie d'un éboueur qui rêve, d'un travesti qui dégouline, d'une ménagère qui boit un café-calva pour se récompenser d'avoir promené Youki (lequel a semble-il définitivement détrôné Médor), d'un vieux peintre insomniaque descendu de Montmartre, de quelques souteneurs pas encore couchés ... Et nous nous interrogeons sur tous ces destins, pour éviter sans cloute de songer au nôtre ...

Huit heures
à l'eau !
Le réveil - c'est certain - provoque des tourments insupportables.
Et ces tourments se prolongent longtemps.
Géza Csàth

Nos auteurs favoris n'aiment pas l'eau. Alfred Jarry dénonçait le seul liquide assez impur pour qu'une seule goutte suffise à troubler un verre d'absinthe ! L'Almanach du franc buveur dénonce les «horribles méfaits de l'eau : «les inondations, les tempêles maricimes, le mauvais caractère des buveurs d' eau, leur lymphatisme, les épidémies de typhoïde, choléra, etc., les noyades, l'extinction impossible des incendies, les dilatations d'estomac... »
Sans être aquaphile, nous ne pouvons partager ces opinions extrêmes, car l'eau, parfois, a du bon. L'eau d'ailleurs, cela ne veut rien dire: il y a toutes sortes d'eaux dont nous avons voilà quelques années fait une dégustation très complète****.
Il y a d'abord l'eau du robinet, qui est presque toujours infecte et dont nous ne conseillons l'absorption qu'avec un adjuvant du type sirop. Il y a ensuite les eaux de source, sans propriétés particulières, mais qui ont le mérite de ne pas sentir le chlore. Il y a enfin les eaux minérales que nous classons en trois grandes familles : les eaux de table (Volvic et Evian sont les meilleures), les eaux de bar (Perrier) et les eaux de table de nuit (Vichy Célestins, Hépar...).
Ces dernières tiennent plus de la pharmacie que d'autre chose et devraient être vendues sur ordonnance ... Reste qu'après une nuit de libations, l'eau est nécessaire. Pour effectuer son harassant travail, notre foie pompe toute l'eau de notre organisme: gueule de bois et maux de tête au réveil sont pour une bonne part dus à cette déshydratation. En ces petits matins, qu'ils chantent ou pleurent, buvons donc de l'eau, mais pourquoi pas, si nous en avons encore le courage, sous forme de cocktail !
***L'Événement du jeudi, n° 49, 10 octobre 1985, p. 120-121. 104

Quelques recettes existent comme celle que donne Rip sous forme rimée : Le «Transitoire»:
« Un tiers - c'est catégorique –
D'eau de Vichy Célestins;
Élixir parégorique
Pour le gros intestin;
De fleur d'oranger imbibée
D'un rien d'eau de Vittel,
De bismuth une tombée :
C'est !'«Entérite Cocktail» !
Une autre encore, de Jean Bastia, intitulée l'« Urodonal Cocktail»: un quart d'Urodonal, trois quarts de Vittel. Battre à l'aide d'une petite cuillère. Nous ignorons si l'Urodonal se fabrique toujours. Il peut être avantageusement remplacé par de l'Hépatorex. Enfin, puisque nous en sommes au domaine de l'hygiène, nous vous fournissons une dernière recette datant de la même époque, à utiliser avant d'aller vous coucher: «Pour conserver les dents et les débarrasser des résidus de nourriture, rincez-vous la bouche régulièrement avec de l'élixir des pères Chartreux, pur de préférence. L'émail de vos dents en sera vivifié et les gencives agréablement chatouillées. Le gargarisme offre, en outre, l'avantage de pouvoir être avalé sans aucune espèce d'inconvénient.»



Do it yourself
Anche io sono pillore !
 Jacopo Tintoretto
Les temps changeant, il est probable qu'à la place où il y a cinquante ans vous auriez aménagé un bar se trouve aujourd'hui un magnetoscope...
Si, néanmoins, l'envie vous en prenait, on trouve au marché aux puces et chez les antiquaires spécialisés dans la période An Déco de petits bars d'appartement dont le prix varie, bien sûr, avec la qualité. Moins encombrant et de surcroit mobile, le bar roulant est une amre solution, qu'il soit ancien ou neuf : de jeunes designers (nous pensons au Barcelonais Mariscal) en ont dessiné de fort beaux dans un style parfaitement contemporain. Mais on peut aussi bien fai re des cocktails sans cette lourde infrastrucrure. Dès 1907, Franck P. Newmann, dans son American Bar, résumait assez bien les divers ustensiles nécessaires à la confection des boissons mélangées. Mis à part le pic à glace et un ou deux articles qu'il considère lui-même comme facultatifs, sa liste reste aujourd'hui toujours valable:
. 1 grand verre à mélange, assez épais et résistant pour ne pas casser lorsqu'on remue fortement la cuillère. Il est d'usage fort pratique et, sous nos latitudes, peut être utilisé dans un grand nombre de cas.
Quelques flacons à bouchons stilligouttes pour contenir: - angostura bitter - orange bitter - curaçao (rouge) ou Cointreau - Oxygénée Cusenier - sirop (sucré).
1 longue cuillère à mélange.
1 cuillère-passoire spéciale pour les cocktails (en forme de coquille à huître); elle sert à.empêcher les morceaux de glace de tomber dans le verre en versant.
1 jeu de timbales en argent (c'est-à-dire un shaker).
1 pelle en argent pour glace pilée.
1 râpe à muscade. petit flacon pour contenir des épices. couteau à citron. .
1 presse-citron. . , La créativité ne s'étant pas arrêtée au seuil du progres électroménager, certaines recettes contemporaines riches en jus de fruits, fruits, glace (les Strawberry daïquiris et autres cocktails luxuriants) se préparent au mixer électrique.
Certains grands barmen, comme Trader Vic, ont élaboré des recettes spécialement pour cet engin qu'il convient alors d'utiliser. Mais les classiques doivent impérativement être shakés à la main.
Vient ensuite le problème des verres, les divers types de cocktails ne pouvant indifféremment être servis dans n'importe quel contenant. Un bar bien équipé doit donc renfermer différents modèles dont chacun a un emploi particulier. Il est indispensable que vous possédiez une gamme de base:
-des verres à cocktail d'une contenance de 8 à 12 cl dans lequels on sert les «short drinks» ( 6 cl environ ) ;
- des verres à «Collins», employés pour les long drinks, qui contiennent environ 30 cl.
Dans les deux cas, il s'agit de verres sans pied que vous baptiserez, non sans fierté, tumblers - cc qui ne vous dispensera pas pour autant d'acheter des verres ballons, si possible de trois tailles: des grands pour servir le champagne, des moyens pour les cocktails à base de vin ou de champagne et des petits pour apéritifs secs, porto et liqueurs.
Certaines recettes, fort prisées de nos jours, tiennent du bouquet de fleurs ou de la salade de fruits. À vous de trouver les verres de contenance ad hoc pour les servir. Il en existe de forme aussi alambiquée que ces breuvages.
 Avec tout ce matériel, vous pourrez convenablement mélanger les boissons. Il ne reste plus, dernier investissement, à faire vos emplettes.
Vous n’êtes, bien sûr, pas obligé de tout avoir. Il est sage de vous en tenir à vos alcools favoris, d'autant que les alcools s'oxydent et qu'une bouteille entamée ne saurait se conserver trop longtemps…
Cela étant, avec les cinq bases traditionnelle (cognac, gm, vodka, whisky, rhum), vous pouvez déjà aller très loin. Vous ajoutez des vermouth, blanc et rouge, sec et doux, ainsi des crèmes (menthe, banane, cacao...) si vous aimez les preparations sucrées, et du curaçao bleu, si vous voulez jouer la couleur.
Enfin des jus de fruits et de légumes en boîte et des citrons qui ne doivent jamais être pressés à l'avance. Au réfrégérateur, vous aurez de la glace en quantité (aussi froide que possible pour qu’elle rende un minimum d'eau) et du champagne.
Les autres adjuvants (crème fraîche, bouillon) entrant dans les recettes que vous affectionnez sont à acheter régulièrement,  selon vos humeurs et l'intensité de votre consommation, de même que d'autres spiritueux (tequila, mescal. Cointreau, pisco ... que sais-je - encore) toujours selon votre goût.
Deux derniers conseils. Le premier est théorique et nous ne cessons de le rabâcher : l'addition d'une grande quantité de produits dans un shaker, si elle peut procurer la griserie de l'invention, donne généralement des boissons imbuvables : faites simple et classique et souvenez-vous que dans ce domaine (comme dans beaucoup d'autres) il n'y a plus grand.chose à inventer.
L'autre conseil pratique tient de l'évidence: rincez immédiatement votre materiel après usage afin qu'il ne garde aucun goût et conservez-le toujours dans un état de propreté immaculée.


Les bars que nous aimons à Paris
Réussir des cocktails est un art.
Je me souviens de l'admiration que portait
Jean Cocteau à ceux qui savaient les préparer.

Ne disait-il pas que, bien que son nom ne soit pas le pluriel de cocktail, il aurait aimé être barman
J Raymond Oliver




To be continued…


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Butte Montmartre ? Jamais !

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